Quarante-huitième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine Chatelard, dans les Basses-Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.
La Condamine-Chatelard, 6 décembre 1939
Me référant à ce que tu me dis dans ta lettre du 1er, que chaque jour il y en a qui sortent du « Refugio », sois patiente, ton tour viendra aussi. Comme je te l’ai dit dans mes lettres antérieures, ne te fâches pas. Prends cela avec calme. L’essentiel est d’avoir la santé, car c’est ce qui vaut le plus. Tout le reste viendra à son heure.
Si le commissaire a noté vos noms, c’est qu’ils préparent quelque chose. C’est la preuve que les faits vont être évidents. Plus que jamais, ayons l’espérance de nous unir. Moi je ne crois pas ce que tu penses, c’est-à-dire qu’ils vous fichent pour vous concéder la carte de travail et que lorsque vous l’aurez, on vous dira : « dehors ! débrouillez-vous par vous-même* ». Cela me paraît incroyable parce que, comment peuvent-ils vous jeter à la rue sans que vous sachiez où aller, et sans parler français. Même en ayant la carte de travail on ne peut pas travailler en étant dans de telles conditions. Quoi qu’il en soit, ne te préoccupe pas tant.
Sebastian et Valero travaillent déjà, ainsi que moi-même, malgré le peu que je puis vous aider. Même si vous arrivez à cet extrême, ne t’effraie pas, parce que tu ne mourras pas de faim en voulant travailler. Aie confiance car nous t’aiderons tant que nous pouvons.
Je suppose que tu as reçu les deux paires de souliers avec la paire d’espadrilles pour Sebastian. Les souliers de grande taille sont des « Sulema ». Ils me les ont donnés en partant. Je les ai réparés afin de vous les envoyer. C’est un compagnon de marabout qui m’a donné la paire pour les petits. Comme il pensait partir en Espagne, il les gardait comme on garde un trésor pour son petit-fils, mais se rendant compte qu’il valait mieux qu’il reste ici, ces souliers n’étaient pour lui qu’un embarras.
Dis-moi si vous avez froid la nuit. Je m’imagine que vous devez avoir peu de vêtements.
J’ai reçu des nouvelles de Sebastian. Il me dit qu’il est très content de se trouver hors du « Refugio », et de se voir libre entre terre et ciel. Pour bien vivre, l’homme n’a besoin que d’avoir la santé et la liberté. Il m’assure qu’il fera tout ce qu’il pourra pour vous. Donc, tout compte fait, on ne doit pas perdre confiance dans l’avenir. Chacun aura son tour pour participer au bonheur des autres.
Dis-moi s’il a neigé. Ici nous n’avons pas de neige, mais il ne fait pas froid.
Les timbres-poste ont augmenté ils valent désormais un franc**.
Marcelino Sanz Mateo
*/ Cependant, c’est-ce-que les gendarmes feront, jetant à la rue les familles composées de femmes, d’enfants et de vieux.
**/ Rappelons que Marcelino gagne 27 francs par mois. Malgré la « drôle de guerre » le courrier est toujours arrivé.