Treizième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine dans les Basses Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.
La Condamine, 6 juin 1939
Dans votre lettre du 2, j’ai pu constater que vous êtes tous bien, sauf toi, qui d’après ce que tu me racontes, n’es pas en très bonne santé. Cette nouvelle m’a beaucoup contrarié, mais elle ne m’a pas effrayé car je connais ton caractère et ton tempérament. Il faut prendre soin de toi, car la santé c’est le bien que nous devons apprécier le plus. Dans ma dernière lettre (que vous avez dû, je suppose recevoir), je te dis que si tu tombes malade ce serait un grand malheur pour moi et une énorme déconvenue pour nos enfants. C’est pour cette raison que je te demande pour la seconde fois, d’avoir plus de capacité de faire face aux circonstances, aussi pénibles soient-elles. Je pense que ta faiblesse est due à ton manque de confiance et à ton désespoir. Pour ne pas tomber dans la dépression tu dois, comme on le dit, tirer parti de ta faiblesse. De plus, je n’admets plus que tu déshonoré la France parce que c’est nous qui avons, dès le début, voulu passer la frontière. On peut critiquer, même contre sa volonté, mais actuellement, il ne faut pas parler comme tu le fais.
Nous avons tout perdu, tout sauf l’honneur. C’est pourquoi, s’il te plait, gardes tes opinions jusqu’à ce que nous puissions parler sans risque ni préjudices.
Ce qui m’attriste également c’est de savoir que vous manquez de nourriture, c’est-à-dire ce qui est indispensable pour vivre. Sur ce sujet, le courage et la patience ont leurs limites.
Raconte-moi si le travail de Sebastian pourrait, sans trop tarder, alléger votre souffrance et si vous aurez, toi et les plus grands, la possibilité de travailler aussi, pour vous rassasier ne serait-ce qu’un peu. Je ne vois pas ce que vous pouvez faire pour améliorer votre vie. Nous, nous vivons de faveurs. Sans salaire nous ne pouvons pas espérer grand-chose. Le jour où j’aurai de l’argent je te l’enverrai pour que nos enfants puissent manger.
Aujourd’hui je souffre de ne pas pouvoir remplir mon devoir de père.
Concernant notre gendre Juan, il est complètement rétabli. Vous pouvez constater que sa main peut de nouveau vous écrire. Ce ne fût qu’une légère blessure. Pendant qu’il était soigné, on l’occupait à faire de petits travaux. Hier mardi, il est revenu au camp*. Nous sommes de nouveau réunis. Comme précédemment, nous sommes tous les deux en bonne santé. Je souhaite qu’il en soit de même pour vous et que tu sois complètement rétablie quand tu liras ma lettre, et que tu y répondras.
Tu m’accuses de vous donner peu d’explications et qu’il semble même que je vous oublie. Je suis très contrarié. Ces mots me blessent. La plus grande peine que je puisse avoir, c’est de ne pas recevoir de vos nouvelles. Je ne comprends ce que tu veux dire par « explications ». Le plus important est que nous puissions communiquer entre nous, bien que ce soit avec peu de mots. Je ne suis pas retombé en enfance, je suis resté le même. Vous écrire et lire vos lettres est notre seul plaisir parce qu’ici il n’est pas question de fraterniser en dehors du camp. On ne voit ni ville, ni village, pas même des maisons. Il n’y a que des montagnes.
Heureusement, dès que les travaux seront finis nous auront le bonheur de nous retrouver. Il ne faut pas perdre patience jusqu’à que les choses changent. Le temps arrange tout. Ce serait pire si nous étions en Espagne, où le fascisme continue ses persécutions. Dis-moi où et quel est le travail de Sebastian.
Sans rien d’autre à vous dire. Gardez courage, je vous embrasse.
Marcelino Sanz Mateo.
*/Ce que Marcelino a « oublié » de dire à son épouse et à ses enfants, c’est que son gendre Juan, c’est évadé le 13 mai, après quelques jours de cavale il a été repris et vient de passer 20 jours en prison avant de rejoindre son camp. Une lettre explicative de Juan va suivre le 7 juin 1939.