Quatorzième lettre de Marcelino écrite de la Condamine, dans les Basses Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.
La Condamine, 7 juin 1939
J’ai eu une grande joie en lisant votre lettre du 13 courant. Comment ne pas être heureux de savoir que vous êtes tous en bonne santé et que vous avez assez à manger et de quoi vous habiller, ce qui vous fait dire que je n’ai pas à avoir autant de peine pour vous.
J’apprécie vraiment ces familles espagnoles qui vous aident énormément *. Grâce à elles, vous pouvez continuer à vivre un peu mieux. Vous avez la preuve que vous ne deviez pas perdre espoir, car lorsque vous fermez une porte, une autre s’ouvre. Nous devons tout supporter avec sérénité et à tout prix jusqu’au jour où notre mauvaise situation se terminera.
Par contre, il m’a déplu de savoir que Sebastian, malgré sa volonté, n’a pas la force de continuer à travailler. Cette nouvelle ne me satisfait pas, car il travaille en étant malade, il peut en payer les conséquences. Ceci en particulier me fait douter de votre situation comme vous me la peignez. C’est pourquoi tu me diras franchement quelle est votre situation, ne me dis pas ce qui n’est pas, car je serai fâché si tu me fais avaler n’importe quoi.
En parlant du Mexique et de Cuba, je regarde cela avec un certain recul. Au lieu de s’arranger, la situation internationale devient de plus en plus tendue. Je vois très mal la question du passage des frontières pour des expéditions dans n’importe quel pays. Il vaut mieux attendre un peu. Pour l’argent, c’est très difficile puisque nous n’avons pas de francs. De plus, celui qui propose ces arrangements est un personnage qui n’inspire pas confiance. Avant de vous lancer dans une aventure, vous devez être sûrs de pouvoir le faire. Au début, vous devez avoir l’argent pour le voyage, ce que je ne comprends pas très bien. Tu sais aussi que : « ne demande, ni ne prends jamais, ce que pris, ne pourra jamais revenir dans ta main ». Nous attendrons le développement de la situation internationale, faisant face au mauvais temps, bonne figure. Je pense que nous pouvons le faire d’une autre façon plus tard.
Tu me diras si tu as reçu la lettre dans laquelle je t’ai dit qu’ils m’ont écrit d’Espagne. Je t’ai envoyé la note sur ce qu’ils disent et tu ne dis rien. Lorsque tu la recevras dis-moi ce que tu penses du contenu.
Aujourd’hui nous allons prendre une douche. Ils nous ont vaccinés il y a huit jours. Juan et moi-même avons eu droit à deux injections. Nous sommes protégés contre certaines maladies. Je dois aussi vous dire qu’hier, jeudi, nous avons été payés. Ils m’ont donné 27 francs. C’est très peu, mais ils me permettront de t’écrire sans que vous ayez besoin de m’envoyer des timbres. Quand j’en aurai besoin, je te le demanderai.
En ce qui concerne les familles qui, selon ce que vous me dites, vous aident énormément, dis-moi par retour si, à ton avis, il est nécessaire que je les remercie personnellement pour leurs faveurs. Bien entendu, me trouvant dans une si mauvaise situation, tout ce que je peux faire c’est de les remercier sans compter et que je suis obligé de les payer en retour, quand je le pourrai, de tout ce qu’ils font pour vous. Ce sera mon obligation et mon plaisir. Pour l’instant parle-leur de moi, en leur assurant que je ferai mon devoir. Toi, prends en considération le conseil de ton mari, quand le jour arrivera, prouve ton respect à tous, qu’ils soient espagnols ou français. Même si tu vis plus de pires moments que tu ne le dis, n’oublie pas de considérer ce que je répète : si nous étions en Espagne, ils nous auraient séparés pour toujours. Alors patience. Etudions notre situation présente. Nous devons reconsidérer exactement ce que notre évasion d’Espagne représente. Nous recevons des lettres très sérieuses, elles suffisent à nous conforter dans nos choix.
Mon cher fils Sebastian. J’ai reçu ta lettre et sa lecture m’a procuré beaucoup de joie parce que je vois que tu as réussi à entrer dans l’atelier pour travailler comme mécanicien**. Ce fût toujours mon souhait et se sera ton avenir. Quand tu seras plus mature, grâce à ton travail, tu auras les moyens de vivre mieux. Essaye de le faire comme ton père te le conseille dans ses lettres. Je suis désolé que tu ne sois pas assez fort pour travailler. Si tu as la possibilité de le faire, confesse ta faiblesse fugace au propriétaire de l’entreprise, au directeur de l’atelier ou à celui qui est ton patron, qui te délivrera pour l’instant des travaux de grande force. Tous savent ce qui s’est passé dans le village et ce que t’a coûté ta maladie. Dis-moi le nom du propriétaire de l’atelier pour que je puisse le remercier. Salue-le de ma part.
Marcelino Sanz Mateo
*/Emigrés espagnols des années 20 et naturalisés français.
**/Le propriétaire de l’atelier de mécanique agricole situé près de l’hôtel de la poste où les réfugiés étaient hébergés, embaucha Sebastian pour de petits travaux à la forge.