Cinquantième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine Chatelard, dans les Basses-Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.
La Condamine Chatelard, 17 décembre 1939
Merci beaucoup pour votre lettre du 12. Je vois que vous vous affairez beaucoup et bien pour solutionner le problème de notre union. Je ne comprends pas ce qui arrive à Sebastian. Il m’écrit qu’il a été dimanche en votre compagnie. Il vous a affirmé qu’il se trouve bien avec ses patrons, chose qui me satisfait, mais que, ayant signé un contrat de travail avec un salaire de 200 francs par mois, on lui a payé seulement la moitié de cette somme, et, c’est un comble, il ignore ce qu’il touchera exactement. Je ne saisis pas son incertitude vu que c’est le Préfet* qui impose les conditions et le tarif de l’embauche. Je n’arrête pas de tourner et retourner cette affaire. Il se peut que çà veuille dire qu’on lui a concédé provisoirement l’autorisation de travailler la terre pour, après le placer, à partir du nouvel an, dans un atelier, puisque son désir est d’être mécanicien. Je ne crois pas qu’on lui ait « promis plus de beurre que de pain » uniquement pour lui faire signer, il ne sait pas quoi puisqu’il ne comprend pas le français.
Benigna, je t’ai déjà dit de ne pas te mortifier, et tu me dis à nouveau qu’il y en a encore qui s’en vont du « Refugio ». Ne t’occupe pas de ceux qui s’en vont avec tant d’affliction, car ton tour viendra, puisque on vous l’a annoncé. Peu importe que ce soit un mois avant ou après.
Tu me demandes des nouvelles d’Espagne. J’ai écrit ça fait longtemps en empruntant le nom d’un ami, lequel n’a pas eu de réponse. Cela me prouve qu’ils n’osent pas nous écrire en ce moment. Je ne tarderai pas à leur envoyer quelques lignes, tout en étant convaincu qu’au moins ils savent quelque chose sur nous.
Encore un exemple : « el Fin » a reçu une lettre. Il serait plus juste de dire qu’il a reçu une enveloppe parce qu’on ne lui raconte rien. Pire, sur le bout de papier ne figure pas le nom de sa femme, mais celui d’un nommé « Juan ». Comme tu le vois, mieux vaut que tu n’écrives pas pour le moment au village.
Par ici nous avons beaucoup de neige, mais les jours où il fait très mauvais temps nous n’allons pas au chantier. Nous en profitons pour prendre soin du linge. Il court la rumeur qu’on nous laisserait partir si on nous réclamait pour travailler, et que certains d’entre nous ne tarderont pas à quitter le camp. Mon compagnon catalan du marabout, originaire de Sabadell**, s’en va le 19 de ce mois, pour rejoindre son frère qui le réclame. Nous avons bon espoir que petit à petit tout s’arrangera.
Cher fils Valero. Tu m’assures que tu as plus que jamais l’espérance que nous nous unirons bientôt ; que maintenant tu le crois vraiment, et que tu ne dis rien à propos de ton départ pour aller travailler avec Sebastian, alors que tu l’as écrit dans d’autres lettres.
Chère fille Juana. Merci pour ta façon avec laquelle tu te comportes envers ta mère.
Cher fils Anastasio. Tu m’enchantes en me disant que tu sais par cœur les tables de multiplication. Les nouvelles qui me font plaisir sont celles qui m’apprennent l’intérêt que vous avez pour apprendre par vous-mêmes puisque malheureusement, on ne vous admet pas à l’école.
Cher fils Lauro et Alicia. Jouez jusqu’à en être fatigués, car vous avez l’âge pour cela. Les enfants qui s’ennuient ne se développent pas comme il se doit. Alors jouez afin que je puisse vous embrasser grands et sains.
Marcelino Sanz Mateo
*/ Représentant du gouvernement Français dans chaque département.
**/ Sabadell est une commune de la banlieue de Barcelone.