Cinquante-quatrième lettre de Marcelino, écrite de Gorze, dans le département de la Moselle, où il travaille à la 11ème CTE.
Gorze, 19 janvier 1940
Je commence ma lettre en manifestant la joie que j’au eue en lisant que dans la votre vous êtes en bonne santé.
Malheureusement j’y lis aussi le découragement et l’amertume contenus dans beaucoup de tes lettres. Avec le désespoir tu n’arriveras qu’à perdre la santé. Il faut te résigner davantage pour pouvoir t’adapter aux circonstances présentes. Comme tant d’autres fois, je te conseille à nouveau, mais je vois qu’il m’est difficile de te fourrer dans la tête que nous le voulions ou pas nous sommes obligés par force à passer ce mauvais chemin. Moi je veux que tu reprennes le dessus. Voyons si en donnant plus de temps au temps nous pouvons améliorer notre situation. Si nous désespérons et perdons la santé, nous n’aurons pas le temps d’être un jour heureux comme nous le méritons en disant amèrement : « c’est fini !».
Tu t‘es mis, plus qu’on t’a mis dans la tête que si on nous a transporté si loin pour être si prés du front, c’est pour construire des fortifications et creuser des tranchées, ce qui t’effraye beaucoup.
Ce n’est pas vrai ! Nous ne faisons pas cela et nous ne le ferons pas. Ici nous élevons de grandes baraques, et dans les Alpes nous arrangions des routes. De sorte que tu ne dois pas avoir de crainte. Tu peux être rassurée en ce qui concerne notre sécurité.
Le principal est de trouver une solution à votre situation, chose qui me préoccupe. Quoique je ne crois pas qu’ils le feront, je crains quand-même qu’on vous fasse sortir du « Refugio » et qu’ils vous mettent dans un camp où vous dormirez sur le sable. Afin d’effacer l’invraisemblable de la pensée, j’ai la volonté et la sagesse de voir le bon côté de chaque situation. En dehors de la mort, il n’y a pas de fait, si mauvais soit-il, qui te permette de la supporter et de la vaincre.
Je tiens à te proposer une chose. Il se peut qu’en ce moment vous ne puissiez pas la faire, mais vous devez vous accrocher à elle, parce que, même si cela demande du temps, elle est l’unique façon de vous sortir du désespoir qui vous consume. Donc si vous le pouvez, œuvrez de cette façon : Premièrement, que Maria sorte pour travailler et, une fois placée, qu’elle fasse tout ce qu’elle pourra pour faire embaucher Juana à ses côtés, celle-ci étant capable d’accomplir quelques menus travaux. Le principal dans cette affaire est d’oser commencer.
Deuxièmement que Valero sorte pour aller travailler avec Sebastian, même gratuitement. En travaillant tous les quatre, n’importe quel patron des enfants peut te réclamer, non pas de vivre chez eux, chose que tu ne pourras pas obtenir, et c’est logique, mais pour te faire sortir du « Refugio ».
Libre d’agir à ta guise, tu pourras chercher jusqu’à trouver ne serait-ce qu’une chambre pour toi et les petits. Cela fait, je crois qu’avec l’aide de tous vous pourrez mieux vivre, tous les quatre. Tout compte fait, pour obtenir une réclamation qui te sorte du « Refugio », il est nécessaire d’attendre jusqu’à ce que les quatre grands travaillent. Depuis mon isolement, je ne vois pas une autre solution.
Je suppose que la demande que fit Maria ne lui arrivera pas approuvée, vu qu’elle lui sera inutile. Heureusement qu’elle ne l’a pas reçu dernièrement, car nous aurons une peine en plus sachant qu’elle se présenterait dans les Alpes alors que vous voyagions en direction de la Moselle. Oui ! heureusement que vous êtes tous ensemble et que vous consolez mutuellement. Maintenant œuvrons pour obtenir des choses meilleures. Nous sommes condamnés à vivre pour voir comment nous pourrons améliorer notre vie, à nous.
Mon cher fils Valero. Tu me dis que ton désir est d’aller travailler avec Sebastian afin de contribuer à l’aide de ta mère et de tes frères. Félicitations pour la volonté que tu as. Tâche d’être un homme à cent pour cent, obéissant à tes supérieurs. Ce dont je vous prie à tous, est que vous ne vous battiez pas entre frères. Moi, j’ai toujours rêvé d’aller vivre dans une capitale afin que vous puissiez étudier dans quelque collège. Pour le moment, vous devez apprendre par vous-mêmes, regardant, écoutant et imitant les gens honnêtes.
Alors Valero te voilà au courant. Voyons si le couplet qui suit dit vrai :
Anda y vete por el mundo Marche et parcours le monde
que el mundo te ensenara car le monde t’apprendra à vivre
y si vives desordenado si tu vis dans le désordre
el mundo te ordonarà le monde te corrigera
Cher fils Anastasio. Dans ton dernier dessin, le plus important de tous ceux que tu m’as envoyé, je vois que tu as des aptitudes pour le dessin, aptitudes que, si tu t’y appliques, pourraient te servir beaucoup demain. Tu ne peux pas te figurer la satisfaction que m’a causée ton œuvre, vu que tu es encore très jeune. Je t’assure que, pour l’âge que tu as, ton dessin est très bien fait. Ne perds pas, ni l’illusion ni la confiance. Le jour viendra où nous nous unirons et pourrons te donner l’enseignement qui te correspond. En attendant continue à te perfectionner en demandant des conseils, car « à bon vin, point d’enseigne ».
Chères filles Laura et Alicia. A la place d’un conseil, la seule chose que je peux vous donner et ne vous donne pas, vu que vous êtes encore dans l’innocence. C’est un baiser que vous vous je réserve pour le jour où je pourrai vous le donner, joue contre joue.
Rien de plus. Beaucoup de souvenirs pour Mesdames « Engracia et Teresa ». À Madame « Teresa » dis-lui de ma part que je souhaite qu’elle aille mieux et qu’elle retrouve ce qui est notre trésor : la santé.
Quant à toi, conserve la sérénité et le sang-froid jusqu’à l’arrivée du jour où nous pourrons jouir tous deux, entourés de nos enfants, les seuls êtres sur terre qui sont dignes de notre confiance. Moi, je n’ai plus confiance dans tous les autres.
Marcelino Sanz Mateo