Quarante-deuxième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine Chatelard, dans les Basses-Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.
La Condamine Chatelard, 21 octobre 1939
Avec cette lettre je réponds à la vôtre du 15. Je suppose que les trois vendangeurs se trouvent déjà en ta compagnie. Certainement ils sont revenus avec la santé rétablie. Nous, nous ne pouvons pas nous plaindre.
Benigna, tu désires savoir ce que je pense au sujet de la demande du patron de Sebastian. Eh bien, ma pensée est claire comme la lumière du jour : j’ai toujours été contre un apprentissage aux travaux de la terre mais, puisqu’à cause des circonstances nous ne pouvons pas agir comme nous le voudrions, « faute de grives, on mange des merles ». S’il se trouve bien dans cette ferme, et s’il désire travailler la terre jusqu’à qu’il ait la possibilité- et le droit- de travailler dans un atelier pour obtenir le brevet de mécanicien, alors en ce qui me concerne, il peut faire ce qui lui convient le mieux. Pour le moment, s’il mange aussi bien qu’il le dit, le voilà, lui, sain et sauf et, donc, pouvant t’aider. Il faut saisir n’importe quelle planche de salut jusqu’au jour de notre libération.
Tu m’annonces qu’on vous a fait savoir qu’on vous mettra dans un camp, ou dans un autre lieu, puisque les vendanges sont terminées. Cela ne se peut en aucune façon ! Même si on décide de vous jeter dehors de force, comment pourrais-tu partir en laissant Sebastian en France ? Moi je pense que si ledit commissaire vous parle ainsi c’est uniquement pour vous chercher des crosses, et cela parce que tu as eu l’audace de lui demander des explications. Depuis lors, il te crie qu’il en a assez des espagnols… Qu’il vous expulsera en Espagne… Et dire que nous devons supporter ces humiliations sans pouvoir nous opposer, ni demander des explications. Si, soit des uns, soit des autres, une occasion se présente, on ne peut la laisser passer. C’est qu’ils sont en train de nous rendre l’existence bien plus compliquée qu’elle ne l’est ! Au « qui ne dit mot consent », nous ajoutons « ce n’est consentir quand on nous défend de parler ! » Vienne le jour où nous pourrons dire les choses en face !
Je reviens à ce que t‘a dit-ou t’a répondu-monsieur le commissaire : qu’au lieu de vous placer il vous jettera hors de France ». Apparemment, ce monsieur est un demeuré violent. Logiquement il ne peut pas vous expulser alors que Sebastian et moi travaillons. Il nous expulse tous ou personne. De toute façon, n’ai pas peur parce que ce monsieur, tout commissaire qu’il soit, n’a pas le pouvoir d’un ministre. Je ne comprends pas qu’il existe des gens qui puissent blesser et retourner le couteau dans la plaie de leurs malheureux semblables. Il convient donc que Sebastian et moi travaillons. Si, ce que je ne crois pas, on nous sépare pour la deuxième fois, en employant la force, lis attentivement ce qui suit : de tous les habits et objets qu’on t’a donné, qu’on te donne ou qu’on peut te donner, supprime l’étiquette de leur provenance et, à leur place, marque mon nom afin que personne n’ait l’insolence de t’accuser comme voleuse car, comme le prouve le proverbe : « chacun mesure les autres à son —». Je ne pense pas que nous arriverons à cet extrême, mais soyez prévoyants, au cas où vous soyez fouillés par ceux qui vous gouvernent.
« El Fin » a reçu une lettre de sa mère, laquelle lui donne des étreintes et des bons souvenirs pour nous et… rien de plus. Aujourd’hui je vais écrire en Espagne, pour voir si celle-ci arrive et si nous pourrons savoir quelque chose de notre famille.
Ci-joint, je t’envoie une photo des cinq qui travaillons, mangeons et dormons ensemble. Parmi nous se trouve « el Fin ». Quoique étant floue, tu as enfin devant tes yeux la photo que tu m’as tellement demandée.
Alicia, je vois dans ta lettre que tu désires m’embrasser, tout autant que moi-même je désire t’embrasser. Lauro, ça me plaît que tu me dises que tu es espiègle, preuve que tu te développes parfaitement. Anastasio, j’observe que lorsque tu ‘appliques tu sais bien écrire.
Marcelino Sanz Matéo