Soixante-sixième lettre de Marcelino, écrite de Gorze, dans le département de la Moselle, où il travaille à la 11ème CTE.
Gorze, 26 mars 1940
Dans votre lettre du 24, je vois que vous êtes en bonne santé et bien financièrement. Je me réjouis doublement : premièrement parce que tu as touché l’allocation, de laquelle vous aviez grand besoin, et deuxièmement parce que mon leitmotiv est en train de se concrétiser. J’ai toujours dit qu’il faut s’accommoder du présent en ayant confiance au lendemain. Ce que nous attendons ne sont pas les choses du temps où la Reine Berthe filait, ni ce que dit la chanson :
Ayer me dijiste que hoy, Hier tu m’as dit aujourd’hui,
hoy me dices que manana, aujourd’hui tu me dis demain,
y manana me siras, et demain tu me diras,
que de lo dicho, que de ce qui a été dit,
no hay nada. il n’y a rien.
Nul ne sait ce que nous réserve demain. Donc patience et espérance. Tu es surprise de savoir que ce que je n’ai jamais fait je dois le faire aujourd’hui. C’est vrai, ici je suis en train de faire des cloisons en briques, c’est-à-dire, de faire le maçon.
En ce qui concerne l’annonce de la permission, je crois que tôt ou tard, nous tous l’aurons. Juan m’a déjà dit que le capitaine lui en a fait la promesse. Mais, étant justement parti lui-même en permission nous attendions son retour pour donner suite à notre demande.
Je suis préoccupé en ce qui concerne ta santé, puisque tu me dis, soit que le climat de ta contrée ne te convient pas, soit que tu te sens tout à fait bien. Parle clairement, car je ne te comprends pas. Je te le dirai plus : si tu m’envoies quelque chose je ne t’en remercierai pas, d’autant plus que moi je n’ai pas besoin de ce qu’il vous faut pour se nourrir, se vêtir et se chausser décemment. Attention ! je ne veux pas dire avec cela que tu fasses ce que tu voudras avec l’argent, mais le contraire. Tu sais bien comment le dépenser. Cependant, rien ne m’empêche de te donner mon point de vue. La chose principale est celle de se nourrir, pour que toi tu puisses résister, et les enfants puissent se développer dans de bonnes conditions… En disant cela, il me vient à l’esprit ce que, il n’y a pas longtemps, nous a raconté notre philosophe de baraque : « un élève demande au sage Diogène quelle était pour l’homme, la meilleure heure pour manger. Il lui répondit : le riche à l’heure qu’il veut et le pauvre à l’heure qu’il peut ». Après la nourriture viennent l’habillement et les chaussures, juste l’indispensable. Dans ce que tu dois dépenser le moins possible, c’est le mobilier et les choses inutiles de toutes sortes. Je dis cela parce que nous n’avons pas l’assurance de rester où nous sommes, et ignorons où nous nous fixerons. A l’instar des gitans, nous ne connaissons pas quel sera l’endroit où nous irons après-demain, parce que nous n’avons pas de maison et dépendons des autorités. Par conséquent, n’achète que le plus indispensable et des choses qui peuvent être abandonnées le jour où nous devrons changer de coin. A nous, ce qui nous intéresse c’est d’avoir de l’argent dans la poche, car nous savons que c’est ce qu’il y a de plus pratique et que : « avec la bourse pleine, on peut presto dresser la table ».
Benigna, tu m’informes que Sebastian t’a dit que ma lettre a beaucoup ému ses patrons. Dans sa lettre que j’ai reçue avec la vôtre, Valero me dit également la même chose. Il m’a écrit que le patron l’a lue à haute voie et que les femmes présentes pleurèrent en l’écoutant. Avant de l’expédier, j’ai donné ladite lettre au sergent qui est avec Juan, lequel l’a traduite et perfectionné en français. Quand je viendrai vous voir je vous montrerai sa copie.
Chère fille Maria. Avant tout je te souhaite une bonne santé. Je suis très content que tu ais eu de la chance de trouver d’aussi bons patrons. Il est très utile d’avoir des relations avec des personnes qui ont de l’éducation et de l’intelligence parce que plus qu’un devoir c’est un plaisir de les respecter et de converser avec elles. A propos de la paye de l’allocation, je tiens à te donner un conseil, et cela même en n’ayant aucun droit sur toi, et malgré que tu ais un mari auquel tu te dois. Prends ce que je veux te dire comme étant les bonnes paroles de ton père : vu que tu n’es pas très âgée et, qu’à cause de la guerre tu n’as pas encore administré ton foyer, puisque tu n’en as pas, et ne l’as jamais eu, je te conseille de dépenser le moins possible dans des futilités. Essaye de mettre les francs de côté afin que le jour où arrive ton mari tu aies, même si c’est peu, pour commencer à nouveau votre vie matrimoniale. En premier, paye tes dettes si tu en as, parce que « celui qui paye ses dettes s’enrichit ».
Cher fils Anastasio. Je suis très content de savoir que tu as beaucoup de volonté pour étudier, et de voir que ton écriture s’améliore, ce qui me fait croire que, par conséquent, tu progresses dans le calcul. Tu verras que cette matière te sera très utile dans la vie professionnelle ainsi que dans celle de tous les jours. Les chiffres renferment autant, et même plus d’attraits que les lettres.
Cher fils Lauro. En regardant ta signature je vois que tu t‘intéresses à l’écriture. Si tu continues ainsi, très vite tu m’écriras, chose qui m’enchantera.
Chère fille Alicia. J’attends également le jour où tu sauras signer toute seule, ce qui sera pour moi un enchantement de plus.
A l’instant, alors que ma plume écrit cette phrase, c’est avec émotion et amour que j’accumule dans ma poitrine les baisers qui devront être donnés aussitôt que nous nous verrons.
Marcelino Sanz Mateo