Quarante-sixième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine Chatelard, dans les Basses-Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.
La Condamine Chatelard, 26 novembre 1939
Dans votre lettre du 20, j’ai lu que vous êtes en parfaite santé et bien orientés dans l’affaire concernant notre union. Vous ne me le confirmez pas, mais je crois avoir compris que Sebastian est en train de travailler en ayant la carte officielle de travail. Benigna tu me racontes la maladie de Madame Teresa. J’espère qu’elle n’a rien de grave et qu’elle se remettra rapidement. Dis-lui de ma part ce que tu voudras puisque je n’ai pas le plaisir de la connaître. Évidemment, je la remercie pour tout ce qu’elle a fait, pour toi ; Je pense à elle avec tendresse mais, pour si sincère que je sois, il est vrai ce qu’on dit : « loin des yeux, loin du cœur ». Tu me dis qu’on vous laisse sortir du « Refugio », mais aussi que quelques familles en ont profité pour s’enfuir au risque et péril de se faire emprisonner. Tu précises que si elles l’on fait c’est pour ne pas devenir folles de douleur. On a raison de dire que si la folie était une douleur, dans chaque maison il y aurait des cris. Leur geste équivaut au désespoir de celui qui attache une corde pour se pendre. Ne se conduit ainsi que celui qui a perdu la raison, celui dont la tête est en bois avec un creux où qui ne contient plus que dix grains de raisin. Ce sont des personnes qui n’ont pas la suffisante capacité pour comprendre que nous sommes dans le pays qui nous a accueilli. La France ne nous a pas appelés. Jour après jour nous devons nous remémorer que nous avons perdu la guerre, même si cela nous fait de la peine. Par conséquent, nous devons avoir la patience qu’il faut pour laisser passer le temps, puisque toute chose a besoin de lui pour mûrir. L’essentiel est de soigner sa santé afin de pouvoir jouir en famille de notre bonheur, et cela durant les nombreuses ou peu d’années qui nous restent à vivre. Ceux qui se risquent en se compromettant comme ces désespérés, et comme ceux qui ne savent que se plaindre et pleurer, augmentant ainsi leur désespoir, et se convertissent en vieux machins insensibles à la joie qui nous attend demain. Il faut avoir la tête en bois pour ignorer que, pour n’avoir pas voulu résister dans le « Refugio », on les emportera à un autre camp de concentration, dans lequel leurs fils souffriront beaucoup plus.
En raison de ce qui se passe, dans cette lettre, tout comme dans beaucoup d’autres, je te répète que, toi, tu ne le fasses pas. Qui cherche le danger, cherche la mort. Toi, dans l’adversité conserve la raison. Sois optimiste en pensant que le bon arrivera. Tu n’auras rien à me reprocher, puisque j’ai la conscience tranquille. Tu sais très bien que si j’ai accepté de sortir du camp de concentration d’Argelès sur mer pour venir travailler ici, dans les Alpes, c’était avec l’intention d’améliorer notre situation et au plus vite nous réunir. J’ai toujours agi en sorte à ne nuire à personne afin de mériter d’être à côté de vous. Donc au vu que ce que je pense, cela ne tardera pas à se réaliser. Ton devoir est de ne pas imiter ces gens qui se jettent dans un précipice. Tâches, si ce n’est pas ce mois-ci, le prochain de trouver ce que tu cherches. Ne soit pas attirée par ceux qui s’en vont du « Refugio » pour aller n’importe où.
Je pressentais ce que tu dis du patron de Maria. Etant agriculteur, je sais que dans le Alpes il n’y a pas de travail hormis l’élevage du bétail, et cela d’autant plus que nous sommes en hiver. Ici il n’y a pas d’oliviers, donc, à cette époque je ne vous suis d’aucune aide. Je me trouve avec les mains liées. Sebastian est le seul à avoir un salaire, et seulement Valero et Juana peuvent t’aider. Je suis convaincu que si Sebastian te réclame, tu pourras aller dans le village où il se trouve, et vivre dans une location, enfin indépendante jusqu’à que je sorte du camp et vienne vous aider. Peut-être que je rêve puisque vous devez demander la permission aux autorités. Parfois je me dis : « mais pourquoi ces gens ne nous donnent pas un brin de liberté ? ». Cela dit, nous devons tous les deux retenir l’occasion qui se présentera et réfléchir à ce que nous devons entreprendre avec calme et entendement. Tant que Sebastian sera seul à gagner des sous, il ne nous sera pas possible de supporter le prix d’un loyer et de vivre indépendants, car la vie est très chère et dans notre monde on ne peut rien faire sans argent. Même les riches se plaignent, et cela bien que ceux qui sont nantis ne sont pas pauvres, même s’ils désirent plus.
Je te félicite pour la bonne idée que tu as en ce qui concerne les livres pour donner des leçons aux gosses. Je crois que tu pourras demander qu’on t’envoie un livre d’étude primaire pour les petits et un livre d’arithmétique pour les grands. Ne me demande rien d’autre pour le moment, en dehors de l’arithmétique pour étudier le calcul. En attendant, le reste peut se faire en écrivant, en lisant ce qui a été écrit et en s’échangeant des demandes et des réponses, car c’est de cette façon qu’on apprend le plus.
Tu diras à Sebastian qu’il m’envoie de façon bien claire l’adresse de son patron afin que je lui écrive directement.
Mon compagnon, celui de la province de Huesca, en me voyant écrire, me dicte la sentence qui suit :
« Dans ce monde, cela fait beaucoup d’années qu’on sait que la plus courageuse est l’ignorance, parce que l’ignorance fait faire des choses qui, sans elle, ne seraient jamais dites ni faites ».
Cette sentence arrive à point pour résumer ce qui a été dit à propos des personnes qui s’enfuient du « Refugio ». Notre philosophe me dicte cette autre :
« Tout comme le pire de l’été ce sont les mouches, le pire de notre société sont l’envie et l’égoïsme. L’une et l’autre sont filles de l’ignorance ».
Marcelino Sanz Matéo