Dix-huitième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine, dans les Basses Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.
La Condamine, 15 juin 1939
Tour d’abord, je veux vous exprimer la joie que m’ont causées vos lettres du 10 et 12, car je suis très heureux de savoir que vous êtes tous en bonne santé et toi en particulier puisque tu as récupéré.
Tu me dis que vous avez aimé mes dessins. Saches que j’en ai beaucoup. Je les garde pour quand je serai avec vous, ils peuvent être utiles pour nos enfants. Donc, avertissez-les de garder ceux que j’envoie. Si Sebastian a la chance un jour de devenir un professionnel dans l’atelier, qu’il n’essaye pas de donner ces dessins à qui que ce soit sans en garder une copie, qu’Anastasio peut dessiner. En parlant de Sebastian, tu me diras qui sont, et comment s’appellent ces personnes qui vous aident tant pour que je puisse les saluer, en attendant le jour où nous pourrons remplir nos obligations envers eux.
En ce qui concerne Madame Engracia, dans cette lettre, je t’envoie une carte pour la remercier de toute l’aide qu’elle vous apporte de manière désintéressée. Il est vrai que : » les actions parlent plus que les mots ».
A propos du fait qu’ils nous réuniront tous dans un camp de concentration, et bien on ne nous a rien dit. Je promets que nous prendrons soin d’écrire en Espagne. Ne pense pas à nous envoyer des francs, dont nous n’avons pas besoin si ce n’est pour écrire. Bien que ce que nous touchons soit une misère, nous en avons assez pour l’essentiel. Donc vous n’avez besoin d’envoyer de l’argent. Nous avons toujours besoin d’un Duro* pour être riche, mais je ne me suis jamais souvenu avec une telle acuité du dicton qui dit que : « l’argent est roi ».
Tu me dis que vous avez reçu un don des oncles de Juan. Réponds-leur que je suis très reconnaissant. Le jour viendra où nous pourrons les récompenser, eux et tous ceux qui le méritent. Nous devons continuer avec patience, le temps mûri tout, et nous résigner à notre situation. Afin de surmonter les calamités de notre exil**, gardons à l’esprit que nous avons perdu la guerre et qu’après toutes les guerres il a toujours été dit, et on dira toujours « malheur aux vaincus ! » Avouons-le, pour le moment, nous devons en subir les conséquences, mais tout ce que la république a planté sera un jour récolté.
Cher fils Sebastian. Je suis satisfait et plein de joie de lire dans ta lettre que tu eus de la chance dans l’atelier. En tant que père, j’ai l’obligation de te faire des avertissements et des observations. Ils sont les suivants :
La première chose que le Maître fait avec son apprenti ou servant, ce n’est pas de scruter ses aptitudes concernant le travail, car tout s’apprend avec volonté et application, mais c’est s’informer de sa moralité. Par conséquent, je te préviens, une fois admis, la première chose que tu dois faire c’est obéir. Ne réponds jamais, sans pour autant avoir l’âme d’une cruche, comme on dit.
Deuxièmement n’écoute pas les conseils de tes pairs ou de tes amis qui vont être aveuglément contre les patrons en pays étranger.
Troisième point ; si un jour tu trouves des pièces de monnaie, ou quelque objet tentant dans l’atelier et ses dépendances, ne pense jamais à les cacher car c’est un appât volontaire mis en évidence pour les mains de celui que tu sers, pour tester ton comportement. Tomber dans ce piège est suffisant pour passer pour un homme de peu de confiance. Alors sois conscient, non seulement ce que tu trouves au sol, mais aussi ce qui est à portée de main.
Quatrièmement : si on te confie de l’argent pour faire des achats, ne garde même pas un sou, parce que ce serait un grand mécontentement pour toi. Bien que pauvre, nous avons toujours vécu tranquillement.
Cinquièmement : ne joue pas à faire des paris avec qui que ce soit, car on sait : « celui qui parie mal, s’allonge ». Pour terminer, fuis les discussions politiques. Si quelqu’un te lance une pique sur ce sujet, réponds que tu ne comprends rien du tout à cela, parce que tu es trop jeune. Sois respectueux et même gentil avec les bourgeois que tu sers car ils sont français et sont dans leur pays. Par conséquent, nous devons faire semblant d’aller y vivre. C’est l’une des expériences héritées de la guerre. Suis bien ces avertissements en te disant que la politesse n’ôte pas la bravoure. Au mal des autres, oppose ta sagacité. D’après ce que tu me dis sur les photos, je ne peux pas te répondre puisque je n’en ai pas reçu. Tu me donneras plus d’explications.
Marcelino Sanz Mateo
*/Un Duro = 5 pesetas
**/La traduction exacte serait un arrachement à la terre, terme nettement plus violent que celui d’exil.