Trente-huitième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine Chatelard, dans les Basses-Alpes, où in travaille à la 11ème CTE.
La Condamine Chatelard, 22 septembre 1939
A la question que tu me poses sur le froid, je réponds que vous ne devez pas vous inquiéter pour moi à ce sujet parce que, sûrement le 26 du mois en cours nous quitterons ce camp pour nous installer dans un autres situé quelques kilomètres plus bas et, donc ayant une température plus douce. Cependant, même si nous devons rester dans ce camp, je ne souffrirai pas du froid, vu que j’ai suffisamment de vêtements pour le combattre. En parlant de vêtements, je suis très étonné que vous n’ayez rien dit à propos des deux paquets que Juan et moi nous vous avons envoyés. Dans ta prochaine lettre n’oublies pas de me détailler ce qu’ils contenaient. Je sais que vous êtes plus à même de prendre qu’à me donner des vêtements parce que, d’ici je vois que c’est vous les nécessiteux. Ne te creuse pas la tête pour moi. Sois tranquille. Je ferai tout mon possible pour vous envoyer ce que je pourrai, même si c’est peu, tout en sachant qu’avec peu on fait peu de chose, mais je le ferai. Une nouvelle fois, je te répète de revoir mes conseils. Les circonstances exigent que nous ayons la capacité nécessaire pour continuer à vivre. Il faut se soumettre jusqu’au jour annonçant notre nouvelle vie, et cela en nous accrochant aux bons moments qui passent, pour si brefs qu’ils soient, car ce qui est bon fait beaucoup de bien, et ce qui est mauvais fait très mal.
Pense que si nous étions restés en Espagne, notre situation serait bien plus dramatique. Nous n’aurions plus l’espérance de nous voir parce que nous serions séparés à tout jamais. Oui, tout serait pire. Il y a beaucoup de gens qui, pour n’avoir pu, ou pas voulu passer la frontière, sont des victimes malheureuses. Tous les espagnols, ceux de là-bas comme ceux d’ici, sommes forcés d’approuver le proverbe qui dit « le malheur des uns fait le bonheur des autres ».
Hier, 21 septembre, j’ai revu Juan, en prévision de notre transfert, on l’a fait monter à notre camp. Nous avons passé un grand moment ensemble, nous commentant les choses de la vie. Il m’a dit qu’il se trouve très bien dans le village d’en bas où il exerce son métier, ce qui est une bénédiction. Mieux vaut travailler avec plaisir qu’à contrecœur, même en gagnant plus.
Juan a reçu une lettre de sa mère où elle écrit que s’il retournait en Espagne il travaillerait avec son oncle (celui qui est depuis longtemps enterré dans le cimetière) et, comme les morts ouvrent les yeux aux vivants, Juan est prêt à résister tout ce qu’il pourra ici, ou ailleurs, plutôt que de retourner en Espagne.
Nous ne pouvons pas nous faire photographier parce que celui qui avait l’appareil est parti pour la guerre. Nous nous ferons photographier sitôt que nous en aurons l’occasion.
Je dois te dire que « Gracia » et moi avons reçu une lettre du « Valenciano » le jeune, du cousin « d’Ignacio », de « Meseguer » et de « Corteso » l’ainé, lesquels sont ensemble dans le camp de Gurs*.
Ledit « Valenciano » se trouvait dans un hôpital pour se faire opérer mais, à cause de la guerre, on l’a renvoyé au camp sans s’être occupé de lui. Je ne comprends pas un tel geste de la part des autorités d’un pays républicain comme la France, patrie de Pasteur. Dans leur lettre ils nous content qu’ils ont demandé de les envoyer travailler n’importe où, parce qu’ils sont las de leur misère et de leur ennui. Ils sont prêts à signer les yeux fermés pour qu’on les envoie où l’on voudra, sauf retourner en Espagne tant que les circonstances resteront ce qu’elles sont. Ils nous racontent que le fils de « Juana la Aleta » se trouve en leur compagnie et qu’elle a reçu « les garanties ». Après avoir beaucoup réfléchi, brusquement, elle a décidé de partir pour l’Espagne. La misère et la peine ont vaincu sa faible patience.
Tu me demandes des nouvelles « de el Fin ». Il est toujours au même marabout que moi. Le 3 du mois, il a reçu des lettres de sa femme et de sa fille. Bien que ce qu’elles écrivent soit un embrouillement, nous croyons que « les Sésé » sont arrivés au village.
« El Ignacio » est parti en Espagne le jour 4. Il nous a écrit du Barcarès. Lorsqu’ils arriveront à destination ils nous écriront, les uns et les autres. Tout est question de temps.
Tu insistes à croire que j’ai froid et moi je te répète de ne pas souffrir pour moi. J’ai assez de vêtements. Ceux que je t’envoie je les ai en trop et la majorité me serrent, preuve que je grossis. Je sais que c’est vous qui en manquez parce que, étant nombreux, le peu que vous avez ne peut être moins que peu. Tu me demandes combien ça fait de temps que je n’ai pas vu une tomate. Eh bien certains jours nous avons vraiment mangé des tomates.
Cher fils Sebastian. Tu peux t’imaginer qu’elle a été mon humeur en apprenant que malgré ton obstination, tu ne peux pas continuer dans l’atelier. J’ose croire que si la guerre se prolonge tu devras trouver du travail. J’imagine que dans votre village il y a d’autres ateliers, et que la France ne va pas freiner sa production quand elle en a plus besoin qu’hier.
Quoi qu’il en soit, toi, cherche tout ce que tu peux faire dans d’autres ateliers, même dans ceux de moindre catégorie. Lorsque tu m’écriras, dis-moi dans lesquels on a besoin d’ouvriers ; je tacherai de dire au commandant s’il peut te donner une recommandation.
Tu as besoin de travailler pour apprendre. Le peu que tu es en train de faire ne t’apportera aucun profit. La seule chose qu’il y a de bon, et en ce moment c’est très appréciable, et que, en aidant les cuisiniers, tu auras l’occasion de mieux manger et de voir ta mère.
Cher fils Valero. Ne me disant rien de ce que tu fais, tu ne peux que passer le temps sans avoir le moindre emploi. Si au moins, tu en profitais pour apprendre le français. Je suppose que tu sais déjà le parler un peu, bien que, tu ne me le dises pas. Révise le calcul afin que tu saches le jour où tu travailleras.
Mon cher fils Anastasio. Je me rends compte que tu es un bon joueur et un étudiant passable. N’arrête pas de jouer mais tache de consacrer quelques moments à l’étude, car tu as largement du temps pour tout.
Chère fille Juana. La seule chose que je te demande est que tu aie le penchant d’aider ta mère, car si elle vient à tomber malade, c’est toi qui seras la maîtresse de maison.
Benigna, je t’envoie le timbre-poste que j’ai trouvé. Il te permettra de m’envoyer une lettre gratuitement.
Marcelino Sanz Mateo
*/le camp de concentration de Gurs est situé sur la route entre Oloron St Marie et Navarrenx, dans le département des Basses-Pyrénées (Pyrénées Atlantiques). Il est ouvert le 15 mars 1939. Il va recevoir les aviateurs Républicains, les Brigadistes, et des Paysans. Les conditions de détentions y sont terribles, on va y compter jusqu’à 45 morts par jour.