Lettre de Marcelino du 27 mai 1940

Soixante et onzième lettre de Marcelino, écrite de Novéant sur Moselle, dans le département de la Moselle, où il travaille à la 11ème CTE.

Novéant sur Moselle, 27 mai 1940

Grâce à votre lettre du 23 je suis tranquillisé, sachant que vous avez la santé, et du courage choses qui ont beaucoup de valeur durant les jours que nous vivons.
Benigna, tu me demandes quel est mon travail. Eh bien, nous sommes en train de faire une route que nous terminerons très vite.
Ce qui m’a également fait plaisir est de savoir que Sebastian et Valero sont venus vous voir et que tu les as trouvés bien, quoique tu me caches quelque chose puisque tu ne dis rien de la jambe blessée. L’a-t-il guérie ? Tu ne me dis rien non plus de la carte de travail. Je suppose qu’on vous l’a déjà donnée. Si vous attendez encore, c’est que vous savez mieux que moi comment l’administration d’où vous êtes, vous régit. Moi je n’ai plus confiance parce que « chat échaudé craint l’eau froide ». Ils nous ont fait remplir tant de questionnaires et signer tant de pétitions en nous promettant monts et merveilles, qu’on a du mal à croire qu’ils soient aussi menteurs. Quels qu’ils soient ceux qui ont le commandement acculent le peuple dans l’oubli. Il ne nous est pas difficile d’affirmer que « le loup mourra dans sa peau ».
Tu sauras que « Gracia, el Fin » a reçu une lettre de « Carmen », dans laquelle elle a envoyé le billet joint à cette lettre. Je te le fais parvenir afin que tu remarques qu’il a la même écriture que celle de la lettre que j’ai reçue. Voilà pourquoi je n’arrivais pas à comprendre ce qu’ils disaient. Si tu veux écrire directement à « Manuela », tu luis dis que depuis que nous sommes restés ensemble dans le camp d’Argelès-sur-Mer nous ne l’avons pas vu, et que nous ignorons l’endroit où il se trouve. Tu ajoutes que si, par hasard, nous apprenons quelque chose tout aussitôt nous ferons le possible pour l’en informer. Nombreux sont ceux qui, comme elle, recherchent leur famille. Tu me dis également que tu désires avoir des nouvelles de ta famille afin de pouvoir tout particulièrement correspondre avec ta mère. Tu peux le faire en ne lui disant rien d’autre que cela ; lui transmettre les meilleurs souvenirs et les termes usuels sans ajouter une autre phrase.
Pardonne-moi de te répéter avec insistance que si tu lui écris tu ne lui dises pas ce que je t’ai dit, afin d’éviter que tu l’embrouilles et, sans le vouloir, tu lui compliques la vie, car je t’assure qu’en Espagne ils souffrent plus que nous. Tu peux envoyer ta lettre à l’adresse suivante : Manuela Hernandez, carretera baja ou del piojo
(route basse ou du pou)
.
Cher fils Anastasio. Je suis heureux que tu sois content de voir ta sœur Juana à vos côtés. Cela me prouve l’amour que vous avez les uns pour les autres et l’honneur que vous faites à vos parents, de vous voir si bons et bien éduqués malgré la mauvaise passe que nous vivons. Je suis également très satisfait en voyant que tu es passionné d’apprendre le français. Je te prie instamment que lorsque tu auras des doutes et des problèmes à l’école, en arrivant à la maison tu les avoues à tes frères et sœurs. En faisant ainsi, tu verras qu’ on apprend plus vite et plus facilement. N’arrêtez pas de converser à propos des questions qui vous préoccupent.
Je dois vous donner un conseil : on sait très bien que les enfants aiment se faire des paris. Alors toi, fais attention, parce qu’on dit depuis toujours, et moi je le confirme, celui qui parie « perd le pain et la panière ». Tu me demandes de t’envoyer des timbres-poste parce que Valero en fait une collection avec ton aide. Hormis les espagnols que vous avez déjà, ceux que l’on voit par ici ont tous la même image et le même cachet de la poste que ceux que vous voyez sur les enveloppes de nos lettres. Si par hasard j’en vois des différents, je vous les enverrai.
Chère fille Juana. Tu m’obliges à te dire que ce que je viens de dire à ton frère, puisque toi aussi tu es très contente d’être revenue auprès de ta mère et de tes frères et que, tout comme lui, tu manifestes la joie que tu as de pouvoir aller tous les jours à l’école. Etudies avec ardeur, car l’instruction fera de toi une femme appréciée et respectée. Je tiens également à te faire cet avertissement : bien que tu sois partie de la ferme où tu travaillais très à contrecœur, n’ai jamais la stupidité de te moquer de la campagne et des paysans en général et de tes anciens patrons en particulier, parce que nous ne savons pas encore où nous irons atterrir. Rester en bon terme avec les gens ne coute rien, et cela peut être utile pour plus tard. Donc n’oublies pas : « le silence est d’or ».
Maintenant je tiens à saluer les personnes qui vous demandent de mes nouvelles, les Dames « Engracia et Teresa ». À Madame « Engracia » tu lui dis que je partage la peine qu’elle a en voyant son fils partir pour rejoindre sa caserne ; qu’elle supporte cette séparation avec patience, en pensant qu’un jour prendront fin nos malheurs.
Lauro et Alicia, ne pensez pas que je vous oublie, ne serait-ce qu’un instant, car, étant vous deux les plus petits, vous êtes ceux à qui je pense le plus.

Marcelino Sanz Mateo