Lettre de Marcelino du 4 juin 1939

Onzième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine dans le Basses Alpes, le 4 juin 1939, où il travaille à la 11ème CTE.

La Condamine, 4 juin 1939

Avant tout je veux vous exprimer ma satisfaction et ma joie en constatant que la communication entre nous est redevenue normale. Depuis que nous avons changé de camp, mon unique chagrin était de n’avoir aucune nouvelle de vous.
Maintenant je vais vous raconter notre situation. Personnellement, je suis très content d’avoir changé de camp, parce que à Argelès sur mer, j’étais très mal. Nous étions si nombreux* dans un espace si réduit que nous vivions amoncelés, nous dormions à même le sol comme des chiens maltraités, angoissés par la misère impitoyable. Là-bas les seuls qui n’avaient pas faim étaient les mouches, les moustiques et les poux. Ici c’est un autre monde : l’air est pur, la nourriture s’est beaucoup améliorée, nous sommes propres et nous avons eu des vêtements neufs. Nous pouvons appeler cela vivre.
En plus nous pouvons continuer à parler du village étant donné qu’il y a également les deux « Sulema, el Fin et le fils d’Antonio el Valenciano, celui de Tejedora ». Ce dernier reçoit des lettres de son père, ce qui nous permet d’avoir des nouvelles d’Espagne.
Selon ce que nous avons pu apprendre, bien que pas très clairement, le cousin de « Juaquim el Valenciano » est mort. Il est vrai que les morts ouvrent les yeux aux vivants. Sa mort nous sert de leçon parce que ce jeune homme n’était pas, et ne sera pas aussi responsable pour mériter un tel châtiment. De terribles rumeurs arrivent d’Espagne jusqu’ici. La situation de notre pays est très mauvaise sous divers aspects**.
Mais revenons à notre camp. Ici nous sommes bien logés, nous dormons comme des loirs et bien au chaud parce que on nous a donné un petit matelas et une bonne couverture.
En plus des sous-vêtements (chemise, caleçons et chaussettes) on nous a donné une veste et des pantalons, de ceux qui sont si larges que je n’arriverais jamais à user même si j’arrivait jusqu’à l’âge de mon père. Ainsi emmitouflé, je ne crains pas le froid nocturne.
Sur le problème du Mexique, essayez de bien vous informer. Bien que l’on dise « extrême c’est croire en tous et erreur c’est croire en personne », dans le cas présent vous ne devez pas croire ce que l’on vous raconte avant de le vérifier.
Vous ne devez pas non plus parler à tort et à travers parce que nous savons que celui qui possède une bouche se trompe. Je sais tellement peu de choses que je ne sais rien, parce que pour ces choses nous devons connaitre les tenants et les aboutissants. De toute manière, il faut continuer à demander des renseignements. Moi aussi j’essaierai d’en avoir de mon côté. L’information n’est jamais de trop.
Dans le cas où l’affaire nous intéresserait, avant tout nous examinerons attentivement les propositions et les conditions. Un exemple ; si je dois m’en aller seul devant et vous appeler une fois que je serai installé, le plan ne m’intéresse pas pour le moment. Nous attendrons un temps pour en sortir et voir comment les choses vont évoluer. Nous ne sommes pas pressés parce que j’espère et je crois, que très prochainement il y aura un changement de politique en Espagne. Par conséquent, il faut rester attentif à l’évolution des événements.
N’allons pas plus vite que la musique. Montons marche après marche si nous ne voulons pas qu’en montant précipitamment plus grande soit la chute.
Les compagnons « Sulema » ont demandé et reçu un certificat de Madame Luisa de Valdenuez y de Monsen Domingo, qui se sont portés garants de leur conduite. Maintenant ils doivent attendre les démarches qui sont en cours au consulat. S’ils arrivent à retourner en Espagne, ils nous promettent qu’ils nous raconteront ce qui se passe dans le village. En attendant, nous attendrons la suite des événements pour être certains si nous devons ou non nous adapter à eux. Tu sais que je l’ai toujours dit : bien que nous ne sachions pas où nous conduit cette vague, nous ne devons pas perdre espoir. Nous devons prendre patience et avoir confiance. *
Vois comme j’ai raison ! Aujourd’hui, les choses sont comme je l’ai toujours dit. Il n’y a pas de bien ou de mal qui dure cent ans. Si je pouvais obtenir de toi pas plus de la moitié de la conformité que je possède, je pense que tu te sentirais heureuse. Je reconnais l’évidence de notre situation. C’est ma façon de me battre afin de vivre toujours avec espoir, refusant les peines. Quoi qu’il arrive, je me tiens ferme pour surmonter les difficultés que la vie souvent nous envoie. Je ne me débarrasse jamais de la patience parce que je sais que les maux se produisent sans qu’on les demande. Avec tout cela, je veux juste te dire d’être forte. Gardes toujours à l’esprit que tu es responsable de nos enfants et il serait triste si des bêtises venaient te troubler et te faisaient perdre la santé. Donc, un peu de joie ! Si tu y réfléchis, le fait de pouvoir cacher tes enfants sous tes jupes en cas de danger, et de communiquer avec moi, c’est avoir de la chance, car beaucoup sont les gens qui ne le peuvent pas. Et rien de plus. Bientôt viendra le jour où nous nous reverrons, entourés de nos enfants et nous serons heureux comme nous l’avons toujours été. Le bonheur n’est pas dans le capital que nous avons, ou que nous avons perdu, mais en acceptant simplement notre situation actuelle. Si nous ne perdons pas cette capacité qui nous a toujours sauvé de nos vicissitudes passées, je crois que nous allons continuer notre chemin heureux.
Maintenant je t’écris, Sebastian. Puisque tu es l’ainé, je te charge de relire attentivement cette lettre pour que tu puisses, avec le temps, transmettre à tes frères le sens de tout ce que je viens de dire à ta mère. Je te dis cela au cas ou si un jour tu serais obligé de me représenter. Aujourd’hui tes frères sont trop jeunes pour comprendre ce que j’écris ; cela te revient, toi qui es un homme, d’expliquer mes paroles. Pour terminer je te prie de me dire comment se passe ta vie et qu’elle est actuellement ta préoccupation majeure. J’insiste car tu as l’âge où tu dois penser à quelque chose de concret.
Valéro, je veux aussi que tu me racontes quelque chose sur tes plaisirs. Dis-moi en quoi je peux te conseiller pour que tu puisses en tirer profit, et faisant plaisir du même coup à ton père.
Juana, parle-moi de tes travaux. Je sais que je peux avoir confiance en toi car tu es attentive à ce que te demande à ta mère et à tes frères.
Anastasio, tu me diras qu’elles sont tes distractions et si tu n’oublies d’étudier un peu.
Lauro et Alicia, racontez-moi à quoi vous jouez et écrivez-moi les mots de français que vous connaissez.
A toi Maria, je peux te dire peu de choses car chaque jour Juan me met au courant de ta vie. Comme fille ainée et mariée, je ne peux te dire rien de plus, que tu suives comme tu le fais actuellement, respectant ta mère et tes frères, en les aidant du mieux que tu peux.

Bon. Salutations à tous et des baisers de votre père et époux.

Marcelino Sanz Mateo

Anastasio, j’ai oublié de te dire que ton cadeau m’a surpris et m’a beaucoup plu. Félicitations pour ton bon travail. Cette nuit je vais t’écrire une lettre pour t’envoyer mon cadeau. Il s’agit aussi de dessins, mais de machines de mon invention. Je t’en fais cadeau pour que tu t’appliques plus.

*/A Argelès maximum 43 000 réfugiés.

**/Après avoir gagné la guerre, les franquistes continuèrent, et bien longtemps après le conflit, une répression sanglante qui vit la mort et l’emprisonnement de milliers de personnes.