Quarantième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine Chatelard, dans les Basses-Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.
La Condamine Chatelard, 5 octobre 1939
Dans votre lettre du 29 septembre tu me dis que les vêtements que je vous ai envoyés sont un peu noirâtres. Cela est dû à ce que, dans le camp d’Argelès, je les ai fait bouillir avec des vêtements de couleur bizarre. Donc, accepte sans réticence ce que je t’envoie.
Je partage la décision que vous avez prise d’aller vendanger. Oui, je suis content qu’ils aillent gagner ce qu’ils pourront afin de t’aider dans les dépenses et puissent manger à leur faim. Dis à Sebastian que les vendanges terminées il doit retourner à l’atelier. J’ai toujours pensé être le tout dernier agriculteur de ma descendance. La terre a peu d’avenir et beaucoup de fatigues. Si Juana va avec Maria, c’est d’accord mais, si elle n’accompagne que ses frères, il ne me plait pas qu’elle te quitte, et cela à cause des nuits. Tu sais bien que les hommes ont pour habitude d’aller faire la bringue en abandonnant les femmes. D’après des rumeurs tu crois qu’à la fin des vendanges on va dissoudre « el Refugio ». Que cela ne t’afflige pas parce que les fils sont en mesure de t’aider, et pourront continuer leur aide si le cas se présente. Nous n’avons besoin que de la santé, de la liberté et du travail. Ne souffres pas pour tout le reste et dis-toi, ce qui se dit en Aragon :
Celui qui a de la peine meurt,
tout comme celui qui n’en a pas ;
A de la peine qui voudra.
Quant à moi, je ne veux pas en avoir.
Toi, courage ! car le temps qui passe met fin à toutes les choses. Alors, prolongeons un peu notre patience…Dis à Sebastian de ma part que je partage l’allégresse qu’il a d’aller travailler. Dis-lui également qu’il n’oublie pas le grand nombre de conseils que je lui ai donné. Un jour il comprendra que j’ai toujours pensé à son devenir. Dis-lui instamment de ne jamais oublier ce que nous avons vécu, car il n’aura pas meilleur exemple pour le faire réfléchir sur ce que peut être la vie et ce que sont les hommes.
Chère fille Maria, je tiens à te communiquer la joie que j’éprouve en sachant que tu es très contente d’aller vendanger. J’en profite pour te faire cette recommandation : Juana doit rester avec toi afin que tu veilles sur elle, vu qu’elle est encore très jeune. Voilà qu’elle est ma décision. S’il ne peut en être autrement, elle doit demeurer avec sa mère. Je te confie cela parce que, étant une bonne fille, ton père sait que tu lui obéiras pour le bien de ta sœur et pour la tranquillité de tous.
Cher fils Valero. Je te remercie pour la volonté que tu témoignes et pour le bon souvenir que tu as de ton père dans tes pensées. Il suffit que tu me dises que tu as envie de travailler afin de nous aider, et que tu penses beaucoup à ton père, pour que je sois heureux et orgueilleux de mes fils. Alors, continues à penser en celui qui te conseillera le mieux pour que tu sois sur le bon chemin.
Chère fille Juana, je te dis la même chose qu’à ton frère Valero : merci pour la volonté qui t’anime et pour le respectueux comportement que tu témoignes à ta mère et à ton père lequel t’aime beaucoup et veille sur vous tous.
Cher fils Anastasio. Ta lettre m’a satisfait, malgré ta toujours mauvaise écriture, preuve que tu n’écris guère et, par conséquent tu ne fais aucun cas de mes conseils.
Marcelino Sanz Matéo