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Trente-cinquième lettre de Marcelino, écrite da la Condamine Chatelard, dans les Basses-Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.

La Condamine Chatelard, 31 août 1939

J’ai reçu votre lettre du 28, dans laquelle je vois que vous êtes en bonne santé, mais aussi effrayés par la noirceur des événements actuels. Si j’étais avec vous, vous me verriez-vous donnant toujours du courage. Moi je ne me décourage pas en pensant à ce qui peut arriver. On ne craint pas ce qu’on ne connait pas. Ce n’est pas la première fois que nous avons une mauvaise passe et nous tous vivons encore. Comme je te l’ai dit, nous sommes déjà habitués à souffrir pour continuer à vivre. Cela nous rend fort, pour vaincre les attaques de l’adversité. C’est à notre tour de souffrir. Il y a toujours des gens qui souffrent sur cette terre, et cela depuis les temps les plus lointains.
Benigna, surmonte la peur en ayant plus confiance, car le temps murit tout ; et lorsqu’une porte se ferme, une autre s’ouvre. Nous, nous ne pouvons pas empêcher la guerre de venir, donc si elle vient, nous devons continuer à supporter l’averse amère sans désespérer et sans que tu penses que nous ne nous reverrons plus. Jamais, même dans ton plus grand désespoir, tu ne dois penser cela, mais le contraire : que nous nous unirons bientôt, quoi qu’il arrive ; et que tous réunis nous aurons plus de force pour vaincre les calamités déchaînées par les hommes. Pour sortir de cette mauvaise passe, ôtes-toi de la tête qu’on nous fera aller aux tranchées.
Tu me répètes ce que diffuse la radio et tu t‘étonnes que je ne t’écoute pas. Saches que j’ai pas mal perdu la soif que j’avais d’apprendre les nouvelles. Ce qui fixe mon attention est l’expérience qu’il faut avoir pour savoir vivre lorsque je serai libéré de cet esclavage. Tout ce que dit la radio m’entre par une ouïe et me sort par l’autre. Les discours ne m’intéressent pas. Je ne suis ni pour ni contre tel autre. « Bien faire et laisser vivre ». La grande nouvelle d’ici est qu’on a transféré Juan de notre camp au village le plus proche de la Condamine. A la suite de la mobilisation des chauffeurs français, on l’a nommé chauffeur du camion qui nous apporte le ravitaillement. Le seul inconvénient que nous avons est que nous ne dormons pas ensemble ; mais nous nous échangeons des nouvelles tous les jours. Il dit qu’il est très content et qu’il est bien traité. On a également transféré un compagnon de notre marabout – un de Sabadell* – pour être chauffeur.
L’autre grande nouvelle est qu’aujourd’hui 31 août, s’en va d’ici « Ignacio » pour aller en Espagne. Avec lui s’en vont soixante-deux autres personnes. Ils étaient beaucoup plus, mais nombreux furent ceux que la peur a fait revenir en arrière.
Tu me demandes des photos du village. Ça ne se peut pas. Cela fait un mois que « les Sésé » sont partis et nous ne savons rien d’eux. Personne ne peut affirmer qu’ils sont arrivés à destination.
Cher fils Sebastian. Je te souhaite la santé et la sérénité. Voyons si tu as la sagesse d’ôter de la tête de ta mère ses mauvaises pensées. Quand bien même vienne la guerre, toi, travailles et sois sérieux. Si tu peux avoir ton frère Valero en ta compagnie, fais le nécessaire pour que, s’ennuyant trop, il n’ait pas à s’accoquiner avec des malfaiteurs.
Ton père qui ne tardera pas à vous revoir.

Marcelino Sanz Matéo

*/Sabadell est une commune proche de Barcelona.

Extrait de lettre de Juan, le gendre de Marcelino et époux de Maria sa fille, écrite, de la Condamine le 23 août 1939.

La Condamine Chatelard le 23 août 1939
Campement B du Parpaillon, Basses Alpes

Aujourd’hui, 23 août 1939, est un jour fatal pour moi. Le capitaine chargé de ma permission de dix jours m’a dit que son supérieur lui a donné l’ordre de me communiquer ce qui suit :
« Sachez que le voyage pour aller voir votre femme coûte 398 francs, et que vous resterez seulement quatre jours avec elle, car il faut compter trois jours pour l’aller et le retour ».
Lui ayant demandé si l’armée ne pouvait pas payer le tiers de cette somme, le capitaine m’a répondu que non, parce que c’est à moi que revient de payer la totalité du voyage…
Juan Uceda Fernandez

Trente-quatrième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine Chatelard, dans les Basses-Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.

La Condamine Chatelard. 23 août 1939

Dans votre lettre du 20 vous m’assurez que votre santé est bonne, et vous me faites savoir votre mécontentement à cause du retard à vous écrire. Alors, que cette lettre arrive vite afin que vous soyez satisfaits et voyiez que je ne suis pas tel que vous me jugez.
Bien que tu sois impatiente d’avoir de mes nouvelles, ne te fâche pas au point de ce que tu dis dans la lettre de Juan « que j’ai toujours été un grand dormeur, oubliant d’accomplir les devoirs courants ». Eh bien, je ne suis pas aussi méprisable parce que le 16 je t’ai écrit une longue lettre dans laquelle je te disais des choses importantes et très intéressantes pour nous tous. Si jamais tu ne l’a pas reçue, fais le moi savoir rapidement. Si celle-ci est reçue et arrivée entre tes mains, réponds à son contenu. J’ai besoin de savoir comment nous pouvons donner cours à l’affaire qu’elle expose. Ne perds pas facilement le bon sens. Sur ce que tu me dis, concernant l’évacuation des camps, obligeant ceux qui resteront en France à servir deux ans, nous ne sommes au courant de rien. Je ne crois pas, ni ne pense, que nous allons servir deux ans, ni non plus que nous tarderons autant à nous réunir. A la question sur les fiches, je te réponds qu’elles ne nous sont pas encore arrivées. Pour le moment nous devons tenter de vivre dans ce pays, car les choses vont très lentement. Dans le présent, vous devez étudier comment vous pouvez vous débrouiller où vous êtes car il vaut mieux ce que l’on connaît que ce qui nous est inconnu.
Le sujet de la guerre est très délicat. Nul ne sait comment cela finira. Cela nous oblige à avoir la sérénité sans pour autant réduire notre volonté.
Nous pouvons nous surpasser parce que nous sommes habitués à supporter les événements de la guerre.
Tu me demandes si on nous écrit d’Espagne. Eh bien non, nous ne savons rien, pas même « des Sésé ». Ignacio s’en va le dernier jour de ce mois. Je pense que, grâce à lui, nous finirons par savoir quelque chose des uns et des autres.
Donnes beaucoup de bons souvenirs à ceux « de la Galera », et qu’ils aient beaucoup de chance.
Cher fils Sebastian. Je te dédie ces lignes pour te manifester la joie que j’ai eue en voyant dans ta lettre du 20 que tu aimes bien ton travail dans l’atelier. Ce que je n’arrive pas à comprendre c’est ce que tu me dis sur les prises de bec que tu as avec un des ouvriers. Cela ne me plaît pas car ça ne peut que mal finir pour toi, puisque tu es un étranger. Tu dois savoir qu’il y en a qui, non contents d’aigrir leur vie, cherchent le moyen d’aigrir celle des autres.

Marcelino Sanz Mateo

Trente-troisième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine Chatelard, dans les Basses-Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.

La Condamine Chatelard, 16 août 1939

Avec cette lettre je réponds aux vôtres du 11 et 12. L’affaire de la permission se complique. On dit que nous devrons payer une partie du voyage. Nous ne savons pas si nous pourrons le faire, faute de n’avoir que très peu de francs*. Dans le cas où elle nous soit refusée à cause de cet ennui financier il nous reste encore à attendre une autre permission, ainsi que la demande de pouvoir nous rapprocher. J’ai confiance, car si nous n’obtenons pas l’une, on obtiendra l’autre. De sorte que tu dois encore faire preuve de patience laquelle, selon ce que tu me dis, est à bout de tant espérer. Je te prie d’avoir la force qu’exige l’affaire, parce que c’est une affaire de grande importance. Tu dois prendre cela avec calme et lentement, « faisant contre mauvaise fortune bon cœur ». N’oublie pas que la patience vient à bout de tout.
Tu recommences à me dire qu’ils sont nombreux ceux qui s’en vont en Espagne, et moi je te répète à nouveau que tu ne dois pas t’impatienter à cause de ne pouvoir les suivre. A ceux qui s’en vont je leur souhaite beaucoup de chance, et à ceux qui restent beaucoup de patience. Même s’ils tardent à arriver attendrons des jours meilleurs pour nous réunir définitivement, tout comme ceux qui s’en vont pour s’unir avec leur famille. Nous, occupons-nous de nous.
Vous désirez partir vers un autre village ? Mon opinion est que mieux vaut un connu qu’un inconnu. Cela serait différent si c’était pour nous rapprocher, ou parce qu’on a décidé de vous changer de place par la force. En fait, tu peux en juger puisque tu as de bonnes relations et beaucoup de confiance dans ces familles qui d’après ce que tu me dis, te la rendent en te faisant des cadeaux.
Je me réjouis qu’il n’y ai aucun problème avec Sébastian, vu que, selon toi, ils sont très contents de lui dans l’atelier. Tel qu’il est dirigé, il peut devenir un homme bien préparé. Tout autre est le problème que nous pose Valero. Il a 13 ans et, par conséquent, il n’a aucune occupation. Il faut tâcher de le faire travailler avec Sebastian, et cela même si on ne lui donne rien pour le moment. Présente-le en prétextant qu’il s’ennuie parce qu’on vous interdit d’aller à l’école. Néanmoins il veut être utile à quelque chose. Je crois que tu pourras l’obtenir en étant seulement employé pour faire des courses, nettoyer et ranger les outils. Le principal est que durant les heures de travail tu saches où il est et qu’il puisse commencer à apprendre quelque chose en voyant travailler les autres. Il a déjà l’âge pour cela. Si jamais, pour résoudre cette affaire, le patron de Sebastian veut des renseignements sur moi, alors donnez lui mon adresse. Il peut même demander des renseignements au capitaine Vidal du camp du Parpaillon (B), la Condamine. N’oubliez pas de le faire dans la mesure du possible. Je veux que vous m’envoyiez l’adresse de ce monsieur afin que lui envoyer une lettre pour le remercier de cette faveur. Si je ne vous l’ai pas demandé avant, c’est parce que je ne croyais pas que je tarderai tant à aller où vous êtes et parler personnellement avec lui. Je pensais faire de même avec ces familles qui t’aident sans compter.
Remercie Madame « Engracia » pour les services qu’elle te rend et qu’elle t’a rendue. Le jour viendra où nous pourrons les lui rendre et la récompenser. Alors, moi, je m’offrirai autant que je lui serai utile.
Hier, 15, jour de la Vierge d’août, on nous a donné une fête. On nous a servi un bon repas. Mes compagnons de marabout amenèrent une gourde de bon vin, lequel nous a fait chanter la jota tout l’après-midi, nous dissipant ainsi les peines. Nous avons chanté des couplets comme ceux-ci !

Pour être aussi charmante ?
Je me lave à l’eau claire.
Et ainsi suit le reste…

Tout le monde me dit,
Et moi, ainsi je l’approuve
Ceux qui n’ont pas de tête
N’ont pas besoin de chapeau.

Faisant un tour dans le champ
Je me mis à penser :
Pourquoi ceux qui possèdent la terre
Ne savent pas la travailler ?

J’ai à nouveau reçu une lettre « d’Estéban ». Il me dit qu’il ne se trouve pas bien mais que, même si on lui donne plus, il n’accepterait pas de travailler dans nos conditions. Tu m’avoues que « Encarna » lui envoie des francs, sans lesquels il ne pourrait pas continuer à aller, comme ci, comme ça. Il est obligé de faire l’important. Le « Valenciano » a reçu une lettre de son frère Juaquin (le Valenciano plus jeune), qui se trouve dans un autre camp. Il lui dit que sa belle-sœur, la « Doctora », est morte ; que sa mère vit dans la maison du « Calvo », avec sa sœur, celle « du Canicero » ; il lui dit aussi qu’ils ne savent rien « du Canicero » et de son fils. Par conséquent dans chaque famille il y a un chagrin. Ignacio partira en Espagne le 30, avec des garanties.
Cher fils Valero. Je te répète ce que je dis dans une autre lettre, puisque, avec raison tu me déclares que tu t’ennuies et que tu as envie d’apprendre. Mon souhait est que tu travailles à côté de ton frère aîné afin que, en le voyant travailler, tu aimes apprendre son métier, vu que c’est un métier qui te convient plus que celui de coiffeur. Ce dernier est si simple qu’il ne peut pas avoir une grande importance.
Benigna, en ce qui concerne Valero, mets lui 14 ans**.

Marcelino Sanz Mateo

*/le capitaine du camp lui a fait savoir que le voyage aller et retour coûtera à chacun d’eux la somme de 398 francs.

**/En France on ne pouvait pas travailler légalement avant l’âge de 14 ans.

La Condamine Chatelard, 12 août 1939

Vos lettres du 5 et du 8 me réjouissent car je vois en elles la joie que vous avez en apprenant que la permission que nous avons sollicitée cela fait longtemps a été approuvée. Cependant, nous ne savons pas s’ils vont nous accorder notre rapprochement. Nous attendons résignés, en nous disant : « mieux vaut un tien que deux tu l’auras ». Ce qui me réjouirait aussi est que « la Galera » et ce qui la concerne aient beaucoup de chance. Si tu écris à « la Cinta » n’oublie pas de lui dire que je suis désolé qu’elle soit toujours sans nouvelles de son mari. Tu ne dis rien de « la Pepa », ni « de Monserrat ». Ne sont-elles pas ensembles ? tu ne dis rien non plus de José, ni de « Rafos ».
Je suis très peiné que vous ayez eu un tel orage. C’est bien dommage parce que, peut-être, il a porté préjudice aux personnes avec lesquelles vous avez des relations, je me réfère au manger. D’après ce que vous me racontez, je crois que votre région a un climat plutôt tempéré, puisqu’on y récolte du raisin. Si son climat était aussi froid que celui d’ici, la vigne ne pousserait pas. Par conséquent, vous devez avoir plusieurs sortes de fruits.
A ta question concernant « Estéban », saches qu’il a écrit. Il me dit que maintenant il a plus de liberté. Ils vont jusqu’à les laisser sortir du camp le dimanche, mais on constate encore qu’ils sont très surveillés. Lui aussi voudrait s’en aller au Mexique. Il vous envoie son bonjour.
Mon cher fils Sebastian. Avant tout je te remercie pour la joie que tu m’as donné en me disant qu’on t’a donné une bonne note concernant la soudure. Eh bien, il ne tient qu’à toi de devenir un homme bien. Si le patron remarque que tu travailles bien, et, qu’en plus tu le fais intelligemment, sûrement qu’il te récompensera. Alors ton devoir sera d’y mettre du tien, tout ce que tu pourras faire pour apprendre jusqu’à devenir un professionnel. Plus tu sauras, mieux ce sera ; « abondance de biens ne nuit pas ». Tu ne me dis plus rien sur les leçons que Valero et toi vous vous donniez. Eh bien, continuez à le faire car plus on apprend quand on est jeune mieux c’est, puisque c’est là que le savoir s’enracine le plus profondément. Les moments où vous êtes libérés du travail et des jeux, échangez entre vous des questions et des réponses. Regardez si vous pouvez obtenir un dictionnaire car ce serait pour vous un avantage notable pour étudier, parler et écrire. Voyons si au bout de six mois vous arrivez à comprendre quelques peu la langue française. Bien l’apprendre sera pour vous très profitable, d’autant plus que nous ignorons qu’elle sera notre demeure. Eh bien oui, sans attendre demain vous devez étudier avec ardeur afin d’arriver à être des hommes accomplis.
Sebastian, ton travail doit être stimulant afin que tu arrives à être mécanicien. Je te dis cela pour bien des raisons. Une, parce que, étant bon mécanicien tu ne manqueras pas de travail. Deux, parce que c’est un métier qui j’en suis sûr en cas de guerre ne te conduiras pas au front vu que la nation aura besoin de ton savoir-faire et de ton expérience pour accomplir des tâches productives.
Saches qu’aller au front est la chose la plus terrible de la guerre. Je n’y suis allé que quelques heures lesquelles m’ont servi de leçon pour toute ma vie. Si cela se peut, ne vas pas aux tranchées. Comme père et pour l’amour que j’ai pour vous, je me sens obligé de vous donner ces conseils, mais que personne ne croit que ce soit par lâcheté. Pour éviter la barbarie du front sans cesser d’être brave, autant toi Sebastian, que tes frères, mettez le plus grand intérêt à apprendre un bon métier. Etudiez et travaillez en écoutant les avertissements des plus grands et en consultant les méthodes nécessaires.
Ne faites pas comme ces compagnons qui, selon ce que vous me dites ne font rien de la journée ; si vous voulez arriver à être des hommes qui, grâce à leurs savoirs peuvent obtenir assez de ce qu’ils veulent. Sans avoir une mine rébarbative, ne leur donnez pas votre confiance car, à celui à qui tu révèles ton secret, tu donnes ta liberté. Ce ne sont pas ces amis qui doivent vous conseiller, mais votre père, lequel veille sur vous pour que vous soyez toujours honnêtes. Aujourd’hui vous ne donnez pas de valeur à mes conseils parce que vous n’avez pas la maturité nécessaire pour comprendre les choses de la vie. Cependant, si vous n’avez pas la volonté d’étudier, un jour vous pleurerez en pensant à ce que votre père est en train de vous dire. Etant l’ainé, c’est toi, Sebastian, qui doit garder en mémoire ces conseils pour les enseigner plus tard à tous tes frères.

Marcelino Sanz Matéo

Trente-unième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine Chatelard, dans les Basses-Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.

La Condamine Chatelard, 9 août 1939

Avant tout, je laisse éclater ma joie en apprenant que ta crise de rhumatisme est passée. Tu n’as pas à me dire qu’ayant moi mangé, le monde entier a mangé ! Tu sais bien que je ne puis rien faire ce qui se dit rien ! De sorte que cela suffit. Pourquoi tiens-tu à prolonger ta plainte ? Tu te plains que tu dois faire tout ce qui est mauvais pour ta santé, c’est-à-dire toucher l’eau, et que ton lessivage vaut dix et t’en donne seulement cinq. Eh bien ! ménage-toi le plus que tu peux, et ne sois pas surprise parce que nous avons perdu, et, donc, pour le moment nous devons supporter le mal.
Bien que nous soyons exploités, nous avons une dette envers la France ; et cela d’autant plus en sachant, grâce aux lettres que nous recevons, le drame que vit l’Espagne. On souffre beaucoup là-bas. Donc, nous devons être patients afin de tenir le coup jusqu’à la fin de notre calvaire, la fin duquel ne peut pas être très éloignée. L’actualité actuelle nous oblige à être plus fort que jamais, et nous rappelle que si nous n’ajoutons pas la volonté à la force, on n’a pas de force.
Tu te plains que tu ne peux pas, changer les sandales aux uns et les pantalons aux autres ; qu’ils ressemblent tous à de gitans crois-moi, j’en suis très peiné. Si l’on vit en hésitant, on ne fait rien. Seul peut nous réjouir l’espoir que bientôt nous nous verrons. Connaissant ton caractère, je comprends ce que tu souffres ; et la peur que tu as de la grande rivière* qui longe le village ou vous êtes, rien qu’en pensant que les petits peuvent s’en approcher ce que je ne comprends pas c’est que les grands n’aient pas la précaution de leur expliquer le danger.
Ne te soucie plus en voyant que les réfugiés qui s’en vont en Espagne sont nombreux. Nous, nous y irons lorsque ce sera intéressant pour nous d’y revenir.
Cher fils Sebastian. En me disant que vous allez perdre la raison si votre situation ne change pas, tu ne peux pas savoir comme tu me surprends. Vraiment, je n’attendais pas cela de toi. Je ne comprends pas que toi, avec tes années et les tragédies que tu as vécues, réfléchissez de cette façon. L’être vaincu par la faiblesse des autres me révèle que tu as perdu ce que je t’ai enseigné. Si tu suis ceux qui s’écartent de la réalité, du respect de leurs ainés, du travail et de l’étude, tu suis un mauvais chemin.
Aie confiance jusqu’à vaincre sans jamais penser « jeter le manche après la cognée ». C’est en vain que je vous ai donné tant de conseils. Mon seul désir est d’être bientôt avec vous afin de juger chacun au travers de ses actes et pour vous apprendre à tous le chemin que l’on doit suivre.

Marcelino Sanz Matéo

*/la rivière qui traverse Mézin est la Gélise.

Trentième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine Chatelard, dans les Basses Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.

La Condamine Chatelard, 6 août 1939

En lisant votre lettre du 22, ma confusion est grande, vu que, toi et Alicia ne pouvez pas résister à ce climat. Je suis désolé à ce sujet, et encore plus parce que je ne peux rien faire pour vous aider. Faire ce que tu demandes ne peut pas être. Tu sais que si j’avais la possibilité, je l’aurais déjà fait. Aujourd’hui tout serait résolu. Les mots de « relocalisation, se joindre, en voyage » et tout ce que tu dis ne seraient plus utilisés. Tu es pardonnée parce que, au fond, tu n’ignores pas que nous ne pouvons rien faire, si ce n’est que de nous accommoder du le temps.
Cela ne signifie pas que le jour heureux que nous espérons tous ne viendra pas. J’espère que les demandes faites au capitaine seront approuvées pour que nous nous rapprochions les uns des autres, mettant ainsi fin au mécontentement que, selon ce que tu me dis, vous vivez dans cette ville. Pour le moment, nous devons traverser cette période de souffrance et avoir de la patience, bien que nous ne nous le voulions pas, parce que ce sont les circonstances qui dominent. Après notre souffrance, tu me dis le calvaire de « la Cinta ». Pour moi, « la Cinta » est un miroir pour se regarder avec résignation. Combien serait ‘il plus triste si nous étions séparés, sans rien savoir de nous, sans espoir de nous réunir. Le cas de « la Cinta » est à désespérer et, pourtant, elle le supporte, consciente qu’il n’y a aucun remède dans la vie. Pauvre celui qui est touché par la perte sans rémission ! Quand tu lui écriras, tu lui diras que je sens dans mon cœur sa douleur d’épouse seule en terre étrangère et sans espoir d’avoir des nouvelles de son mari.
Les mauvaises nouvelles arrivent toujours en premier et mal accompagnées. Cela m’affecte aussi beaucoup et je suis douloureusement surpris par la mort de Père. La pauvre Montserrat doit-être dans une affliction terrible, car il n’y a pas de plus grand désespoir pour une mère que de voir mourir un enfant. Et l’autre ? sûrement on ne sait rien de lui. C’est une existence de douleurs que tous les réfugiés doivent vivre ; et heureusement que, malgré tant de souffrances, nous ayons traversé la frontière, parce qu’alors, nos souffrances seraient plus grandes et plus intenses. Oui, remercions notre destin pour le fait que les lettres venant d’Espagne nous apportent de très mauvaises nouvelles, car la liberté et la justice la plus élémentaire y sont pressurées. Comme tu peux le voir, tu dois t’armer de courage pour que tu puisses ne pas manquer de force dans l’attente de temps meilleurs. Pour te résigner, à tes cotés tu as l’exemple de « la Cinta ».
D’après ce que tu me dis le cas de Valero est difficile parce qu’il est mineur. Moi je te dis que cela ne coute rien d’y regarder. Comme ils lui interdisent de jouer dans la rue toute la journée, il pourrait discrètement s’approcher de l’atelier pour voir son frère travailler et, honnêtement, il pourrait se faire voir et se faire apprécier du propriétaire, assez même pour lui donner… et pourquoi-pas ? quelque chose à faire pour aider l’un ou l’autre. Ce ne serait pas grave s’il ne le paye pas. Ce qui compte, c’est qu’il persiste avec des occupations qui pourraient lui être bénéfiques.
Envoie-moi l’adresse de l’atelier pour que je lui demande, puisque vous ne pouvez pas le faire. Je l’ai déjà demandé dans une autre lettre.

Marcelino Sanz Mateo

Vingt-neuvième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine Chatelard, dans les Basses Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.

La condamine Chatelard, 1er août 1939

Dans ta lettre du 29 tu me parles de ces familles qui t’aident dans tout ce qu’elles peuvent. Bien que je ne puisse pas les remercier depuis la situation dans laquelle je me trouve, je pense pouvoir un jour les récompenser avec toute ma bonne volonté. Je ne demande pas les adresses de ces braves gens, ni ceux des maîtres de l’atelier où travaille Sebastian, car j’irai surement les voir bientôt et, mieux que de leur écrire, je pourrai leur parler en personne.
Le capitaine du camp nous a dit qu’il allait nous donner une permission de quatre jours pour que nous puissions voir nos familles, tant nous l’avons sollicité. Nous ne savons pas quel jour ce sera, mais nous pensons que cela ne prendra pas longtemps avant que nous nous embrassions.
Dimanche dernier, Juan et d’autres compagnons du campement, nous sommes allés faire une excursion dans les montagnes. Nous avons trouvé des endroits couverts d’un mètre de neige et nous avons traversé difficilement un tunnel couvert de glace*. Dans les hauteurs nous nous sommes réunis avec des compagnons qui travaillent dans d’autres compagnies**, dans les mêmes conditions que nous.
Tu me demandes si « le Valenciano » a écrit d’Espagne. Non, nous n’avons pas plus reçu de nouvelles, mais nous en aurons bientôt puisque les frères « Sulema » sont finalement partis en Espagne. Ils nous ont promis qu’ils nous écriraient dès qu’ils seront arrivés, pour nous dire ce qui se passe derrière les Pyrénées.
Mon cher fils Sébastian. Je suis satisfait de la peinture que tu me fais de ce pays, avec des prairies, sa terre noire, propice à la culture de légumes et ses troupeaux de bovins. Je peux noter que tu t‘es promené loin de la ville, et dans sa région, parce que dans une lettre, il n’y a pas longtemps, ta description du paysage était très différente. Comme tu me le dis, tu te débrouilles plus que bien dans l’atelier, ce qui est ma plus grande joie. Applique-toi cette connaissance pourra te servir un jour. Je te prie d’avoir la patience d’apprendre, jour après jour, obstinément.
Donnez mon bon souvenir à la « Cinta et à Rosa ».

Marcelino Sanz Mateo

*/le tunnel du col du Parpaillon
**/les autres CTE dans le même secteur : 10ème, 89ème, 92ème, 93ème, 95ème.

Vingt-huitième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine Chatelard, dans les Basses Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.

La Condamine Chatelard, 29 juillet 1939

J’ai reçu votre lettre du 26, ce qui m’a fait plaisir, mais pas tout à fait parce que tu me dis que depuis que tu es dans ces terres tu souffres de rhumatismes, et moi je ne m’explique pas le genre de climat que vous avez.
Je comprends que nos souffrances communes te font dire que, si je n’étais pas intervenu en faveur de la République, aujourd’hui nous serions ensemble et tranquilles dans notre maison. Bien que de raison et de folie nous en sommes tous pourvus, je te réponds que je suis satisfait d’être en France.
Crois-moi : si nous étions restés en Espagne, aujourd’hui nous serions séparés comme maintenant, même sans être républicain. Je crois que je suis dans mon droit quand j’affirme que mon obligation en tant que père est de démontrer à nos enfants que la liberté et la justice doivent être défendues contre la dictature. On sait de tous temps que, pour s’imposer, nous écraser, les dictateurs profitent de toutes les causes de colère pour nous confronter, le moment choisi, l’un contre l’autre.
Je te préviens que tu ne me donnes aucune satisfaction, quand tu râles, que tu es stupide de vaciller et de tant espérer pour le jour où nous nous réunirons. Ta plainte n’a pas de fondement et montre que tu as perdu patience et que tu perds confiance. Aies la capacité de te ressaisir de nouveau, te rendant compte avec lucidité de notre état. Comment croire que nous nous rencontrerons dans un mois ou deux mois ? Aies confiance que cela finira, donnant raison à l’adage catholique qui dit que : Dieu ne veut pas que toujours pleurent les enfants de la même mère.
Les dés sont jetés. Tout dépend des autorités françaises. Les « Sulema » ont eus tous les avals il y a deux mois et n’ont toujours pas l’autorisation de partir. Tu dois faire preuve de courage et de patience. Pense seulement à t’occuper de tes enfants et ne deviens pas stupide. Je te le répète de nouveau : pour l’instant nous devons prendre les choses telles qu’elles se présentent, sans avoir peur. Tout à une fin.
Mon cher fils Sebastian. Tu me dis que tu vois la situation en Espagne très embrouillée. Je la vois aussi comme cela. C’est pour quelque chose que se sont rebellés, d’après ce qu’on dit, « Queipo de Llano et Yague » *, dans lesquels Franco a mis sa plus grande confiance. Quelque chose de grand doit arriver. Et je pense que nous ne tarderons pas à le voir.

Marcelino Sanz Mateo

Deux généraux franquistes : Yagué a été nommé « el carnicero de Badajoz (le boucher de Badajoz) », où il a fait exécuter environ 4000 Républicains.

Vingt-huitième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine Chatelard, dans les Basses Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.

La Condamine Chatelard, 29 juillet 1939

J’ai reçu votre lettre du 26, ce qui m’a fait plaisir, mais pas tout à fait parce que tu me dis que depuis que tu es dans ces terres tu souffres de rhumatismes, et moi je ne m’explique pas le genre de climat que vous avez.
Je comprends que nos souffrances communes te font dire que, si je n’étais pas intervenu en faveur de la République, aujourd’hui nous serions ensemble et tranquilles dans notre maison. Bien que de raison et de folie nous en sommes tous pourvus, je te réponds que je suis satisfait d’être en France.
Crois-moi : si nous étions restés en Espagne, aujourd’hui nous serions séparés comme maintenant, même sans être républicain. Je crois que je suis dans mon droit quand j’affirme que mon obligation en tant que père est de démontrer à nos enfants que la liberté et la justice doivent être défendues contre la dictature. On sait de tous temps que, pour s’imposer, nous écraser, les dictateurs profitent de toutes les causes de colère pour nous confronter, le moment choisi, l’un contre l’autre.
Je te préviens que tu ne me donnes aucune satisfaction, quand tu râles, que tu es stupide de vaciller et de tant espérer pour le jour où nous nous réunirons. Ta plainte n’a pas de fondement et montre que tu as perdu patience et que tu perds confiance. Aies la capacité de te ressaisir de nouveau, te rendant compte avec lucidité de notre état. Comment croire que nous nous rencontrerons dans un mois ou deux mois ? Aies confiance que cela finira, donnant raison à l’adage catholique qui dit que : Dieu ne veut pas que toujours pleurent les enfants de la même mère.
Les dés sont jetés. Tout dépend des autorités françaises. Les « Sulema » ont eus tous les avals il y a deux mois et n’ont toujours pas l’autorisation de partir. Tu dois faire preuve de courage et de patience. Pense seulement à t’occuper de tes enfants et ne deviens pas stupide. Je te le répète de nouveau : pour l’instant nous devons prendre les choses telles qu’elles se présentent, sans avoir peur. Tout à une fin.
Mon cher fils Sebastian. Tu me dis que tu vois la situation en Espagne très embrouillée. Je la vois aussi comme cela. C’est pour quelque chose que se sont rebellés, d’après ce qu’on dit, « Queipo de Llano et Yague » *, dans lesquels Franco a mis sa plus grande confiance. Quelque chose de grand doit arriver. Et je pense que nous ne tarderons pas à le voir.



Marcelino Sanz Mate