Soixante-douzième et dernière lettre de Marcelino, écrite de Novéant sur Moselle, dans le département de la Moselle, où il travaille à la 11ème CTE.
Novéant sur Moselle, 1er juin 1940*
Benigna, dans ta dernière lettre datée du 25 mai, tu me demandes si je sais quelque chose concernant ce qu’on raconte, à savoir que, dans certaines compagnies sont partis ceux ayant plus de 45 ans. A ce sujet, ici nous ne savons absolument rien. Chacun questionne séparément ses supérieurs, lesquels répondent systématiquement la même chose « nous attendons les ordres ».
Lorsqu’il leur arrive de nous promettre quelque chose, nous ne les croyons plus. Ce sont d’insolents mensonges. Moi je ne les écoute plus car je sais que « la calomnie tue plus sûrement qu’une blessure ».
Eh bien oui, vous avez intérêt à faire des démarches pour obtenir la carte d’identité. D’après ce que vous dit Juan dans sa dernière lettre, on va nous transférer près de la frontière d’Italie, vu que le front est en train de reculer. De cela, non plus, nous ne savons rien de sûr.
Benigna, je suis content de savoir que tu te trouves en bonne santé, sans troubles menstruels. Tâches de te conserver ainsi afin que le jour où je viendrai et je te trouve dans de bonnes conditions pour entreprendre ce dont j’ai tellement envie. Notre situation continue à être la même. Tu ne dois pas avoir de chagrin puisque nous sommes très tranquilles. Aies confiance car lorsque ce sera inévitable, on nous acheminera vers le sud. D’ici je t’envoie trois photos afin que tu voies ton mari et ses infortunés compagnons de section. Chacun de nous a commandé au moins deux photos. Ce que nous faisons est une route que nous finirons bientôt. Où irons-nous après ? Nous n’en savons rien. Il parait que le gouvernement français ignore notre existence. Ils nous volent du temps et de l’argent.
Tu te souviens de ce dicton :
Cuanto teniamos tiempo no tieniados dinero
y cuando tenemos dinero ya no tenemos tiempoQuand nous avions du temps nous n’avions pas d’argent
Et lorsque nous avons de l’argent nous n’avons plus de temps.
Nous, nous n’avons jamais rien possédé ni l’un ni l’autre pour en profiter avec nos enfants. Nous l’obtiendrons, car nous ne voulons pas atteindre ce qu’il y a de meilleur. Nous, nous contentons de ce qui est bon, et cela parce que nous ne sommes pas envieux, et non parce qu’on dit que le meilleur est l’ennemi de ce qui est bon. Vous verrez très bientôt on cessera de nous déplacer comme si nous étions un troupeau de moutons. Oui ! peu sont les jours qui nous séparent les uns des autres.
Rien de plus. Beaucoup de souvenirs pour Mesdames « Engracia et Teresa », pour les personnes qui vous demandent de mes nouvelles et pour tous les espagnols qui vous entourent.
Vous épouses et enfants, recevez une forte étreinte de celui qui ne vous oublies pas, votre époux et père.
Marcelino Sanz Mateo
*/ Au premier juin 1940, l’armée française est en pleine déroute, malgré le combat héroïque de certains régiments.