Trente-unième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine Chatelard, dans les Basses-Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.
La Condamine Chatelard, 9 août 1939
Avant tout, je laisse éclater ma joie en apprenant que ta crise de rhumatisme est passée. Tu n’as pas à me dire qu’ayant moi mangé, le monde entier a mangé ! Tu sais bien que je ne puis rien faire ce qui se dit rien ! De sorte que cela suffit. Pourquoi tiens-tu à prolonger ta plainte ? Tu te plains que tu dois faire tout ce qui est mauvais pour ta santé, c’est-à-dire toucher l’eau, et que ton lessivage vaut dix et t’en donne seulement cinq. Eh bien ! ménage-toi le plus que tu peux, et ne sois pas surprise parce que nous avons perdu, et, donc, pour le moment nous devons supporter le mal.
Bien que nous soyons exploités, nous avons une dette envers la France ; et cela d’autant plus en sachant, grâce aux lettres que nous recevons, le drame que vit l’Espagne. On souffre beaucoup là-bas. Donc, nous devons être patients afin de tenir le coup jusqu’à la fin de notre calvaire, la fin duquel ne peut pas être très éloignée. L’actualité actuelle nous oblige à être plus fort que jamais, et nous rappelle que si nous n’ajoutons pas la volonté à la force, on n’a pas de force.
Tu te plains que tu ne peux pas, changer les sandales aux uns et les pantalons aux autres ; qu’ils ressemblent tous à de gitans crois-moi, j’en suis très peiné. Si l’on vit en hésitant, on ne fait rien. Seul peut nous réjouir l’espoir que bientôt nous nous verrons. Connaissant ton caractère, je comprends ce que tu souffres ; et la peur que tu as de la grande rivière* qui longe le village ou vous êtes, rien qu’en pensant que les petits peuvent s’en approcher ce que je ne comprends pas c’est que les grands n’aient pas la précaution de leur expliquer le danger.
Ne te soucie plus en voyant que les réfugiés qui s’en vont en Espagne sont nombreux. Nous, nous y irons lorsque ce sera intéressant pour nous d’y revenir.
Cher fils Sebastian. En me disant que vous allez perdre la raison si votre situation ne change pas, tu ne peux pas savoir comme tu me surprends. Vraiment, je n’attendais pas cela de toi. Je ne comprends pas que toi, avec tes années et les tragédies que tu as vécues, réfléchissez de cette façon. L’être vaincu par la faiblesse des autres me révèle que tu as perdu ce que je t’ai enseigné. Si tu suis ceux qui s’écartent de la réalité, du respect de leurs ainés, du travail et de l’étude, tu suis un mauvais chemin.
Aie confiance jusqu’à vaincre sans jamais penser « jeter le manche après la cognée ». C’est en vain que je vous ai donné tant de conseils. Mon seul désir est d’être bientôt avec vous afin de juger chacun au travers de ses actes et pour vous apprendre à tous le chemin que l’on doit suivre.
Marcelino Sanz Matéo
*/la rivière qui traverse Mézin est la Gélise.