Trente-troisième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine Chatelard, dans les Basses-Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.
La Condamine Chatelard, 16 août 1939
Avec cette lettre je réponds aux vôtres du 11 et 12. L’affaire de la permission se complique. On dit que nous devrons payer une partie du voyage. Nous ne savons pas si nous pourrons le faire, faute de n’avoir que très peu de francs*. Dans le cas où elle nous soit refusée à cause de cet ennui financier il nous reste encore à attendre une autre permission, ainsi que la demande de pouvoir nous rapprocher. J’ai confiance, car si nous n’obtenons pas l’une, on obtiendra l’autre. De sorte que tu dois encore faire preuve de patience laquelle, selon ce que tu me dis, est à bout de tant espérer. Je te prie d’avoir la force qu’exige l’affaire, parce que c’est une affaire de grande importance. Tu dois prendre cela avec calme et lentement, « faisant contre mauvaise fortune bon cœur ». N’oublie pas que la patience vient à bout de tout.
Tu recommences à me dire qu’ils sont nombreux ceux qui s’en vont en Espagne, et moi je te répète à nouveau que tu ne dois pas t’impatienter à cause de ne pouvoir les suivre. A ceux qui s’en vont je leur souhaite beaucoup de chance, et à ceux qui restent beaucoup de patience. Même s’ils tardent à arriver attendrons des jours meilleurs pour nous réunir définitivement, tout comme ceux qui s’en vont pour s’unir avec leur famille. Nous, occupons-nous de nous.
Vous désirez partir vers un autre village ? Mon opinion est que mieux vaut un connu qu’un inconnu. Cela serait différent si c’était pour nous rapprocher, ou parce qu’on a décidé de vous changer de place par la force. En fait, tu peux en juger puisque tu as de bonnes relations et beaucoup de confiance dans ces familles qui d’après ce que tu me dis, te la rendent en te faisant des cadeaux.
Je me réjouis qu’il n’y ai aucun problème avec Sébastian, vu que, selon toi, ils sont très contents de lui dans l’atelier. Tel qu’il est dirigé, il peut devenir un homme bien préparé. Tout autre est le problème que nous pose Valero. Il a 13 ans et, par conséquent, il n’a aucune occupation. Il faut tâcher de le faire travailler avec Sebastian, et cela même si on ne lui donne rien pour le moment. Présente-le en prétextant qu’il s’ennuie parce qu’on vous interdit d’aller à l’école. Néanmoins il veut être utile à quelque chose. Je crois que tu pourras l’obtenir en étant seulement employé pour faire des courses, nettoyer et ranger les outils. Le principal est que durant les heures de travail tu saches où il est et qu’il puisse commencer à apprendre quelque chose en voyant travailler les autres. Il a déjà l’âge pour cela. Si jamais, pour résoudre cette affaire, le patron de Sebastian veut des renseignements sur moi, alors donnez lui mon adresse. Il peut même demander des renseignements au capitaine Vidal du camp du Parpaillon (B), la Condamine. N’oubliez pas de le faire dans la mesure du possible. Je veux que vous m’envoyiez l’adresse de ce monsieur afin que lui envoyer une lettre pour le remercier de cette faveur. Si je ne vous l’ai pas demandé avant, c’est parce que je ne croyais pas que je tarderai tant à aller où vous êtes et parler personnellement avec lui. Je pensais faire de même avec ces familles qui t’aident sans compter.
Remercie Madame « Engracia » pour les services qu’elle te rend et qu’elle t’a rendue. Le jour viendra où nous pourrons les lui rendre et la récompenser. Alors, moi, je m’offrirai autant que je lui serai utile.
Hier, 15, jour de la Vierge d’août, on nous a donné une fête. On nous a servi un bon repas. Mes compagnons de marabout amenèrent une gourde de bon vin, lequel nous a fait chanter la jota tout l’après-midi, nous dissipant ainsi les peines. Nous avons chanté des couplets comme ceux-ci !
Pour être aussi charmante ?
Je me lave à l’eau claire.
Et ainsi suit le reste…Tout le monde me dit,
Et moi, ainsi je l’approuve
Ceux qui n’ont pas de tête
N’ont pas besoin de chapeau.Faisant un tour dans le champ
Je me mis à penser :
Pourquoi ceux qui possèdent la terre
Ne savent pas la travailler ?
J’ai à nouveau reçu une lettre « d’Estéban ». Il me dit qu’il ne se trouve pas bien mais que, même si on lui donne plus, il n’accepterait pas de travailler dans nos conditions. Tu m’avoues que « Encarna » lui envoie des francs, sans lesquels il ne pourrait pas continuer à aller, comme ci, comme ça. Il est obligé de faire l’important. Le « Valenciano » a reçu une lettre de son frère Juaquin (le Valenciano plus jeune), qui se trouve dans un autre camp. Il lui dit que sa belle-sœur, la « Doctora », est morte ; que sa mère vit dans la maison du « Calvo », avec sa sœur, celle « du Canicero » ; il lui dit aussi qu’ils ne savent rien « du Canicero » et de son fils. Par conséquent dans chaque famille il y a un chagrin. Ignacio partira en Espagne le 30, avec des garanties.
Cher fils Valero. Je te répète ce que je dis dans une autre lettre, puisque, avec raison tu me déclares que tu t’ennuies et que tu as envie d’apprendre. Mon souhait est que tu travailles à côté de ton frère aîné afin que, en le voyant travailler, tu aimes apprendre son métier, vu que c’est un métier qui te convient plus que celui de coiffeur. Ce dernier est si simple qu’il ne peut pas avoir une grande importance.
Benigna, en ce qui concerne Valero, mets lui 14 ans**.
Marcelino Sanz Mateo
*/le capitaine du camp lui a fait savoir que le voyage aller et retour coûtera à chacun d’eux la somme de 398 francs.
**/En France on ne pouvait pas travailler légalement avant l’âge de 14 ans.