Soixante-cinquième lettre de Marcelino, écrite de Gorze, dans le département de la Moselle, où il travaille à la 11ème CTE.
Gorze, 18 mars 1940
Votre lettre datée du 16 est arrivée entre mes mains. Tu me pries de te dire s’il est vrai qu’on nous transfère dans un autre camp. En effet, cela est l’une des rumeurs qui courent ici, parmi la foule des travailleurs. Mais il ne faut pas prendre les paroles pour des faits « il est plus facile de dire que de faire ». Nous ne savons rien encore avec certitude de ce qu’on va faire de nous, ni non plus à propos des permissions dont bénéficieront les pères de famille nombreuse. Tu me dis que lorsque tu toucheras l’allocation tu m’enverras un cadeau. Eh bien, saches que je prends ton intention dans le mauvais sens. Je ne te remercie pas parce que je ne veux pas que tu dépenses, pas même un centime pour mois. Ici on n’a besoin de rien si ce n’est de la liberté. J’ai de la nourriture et des vêtements en trop. Tout ce que tu veux m’envoyer, tu le dépenses pour toi ou pour les enfants, car grand besoin vous avez de nourriture et de vêtements, sans oublier les chaussures. Tu va me contrarier si tu m’envoies quelque chose. Je n’ai pas besoin de sucreries pour me régaler. Le fait que tu m’aies avoué ton désir de m’envoyer quelque chose est pour moi le cadeau que j’apprécie le plus. Et, en ne m’envoyant rien, comme je t’en prie, tu doubles la valeur de ton cadeau.
Tu me dis avec insistance que tu veux aller où se trouve Sebastian. Je te répète à nouveau que tu fasses tout ce qui sera bien pour vous tous, et cela même si, pour le moment Juana ne peut pas te suivre parce que sa patronne est en petite santé. J’admets qu’on n’abandonne pas un malade, mais pars en posant la condition que tu ne tarderas pas à venir la chercher*. Dis-lui de m’écrire dès qu’elle le pourra.
Je suis content que les enfants soit gros et aient de bonnes couleurs comme tu me les dépeints. Tu diras à Maria que Juan a reçu son colis, duquel il m’a donné de la marmelade et des gâteaux secs qui, j’avoue étaient très bons. Il me laissa également lire sa lettre laquelle m’émut beaucoup en apprenant qu’on lui laissa les clés de la maison et du commerce, preuve de la grande confiance qu’on lui a donné malgré le peu de temps qu’ils la connaissent. Pour les parents c’est toujours une satisfaction de savoir que leurs enfants ont hérité l’honnêteté transmise à leurs parents par leurs antécédents.
Tu me réjouis également en me disant qu’Alicia est contente d’aller à l’école, et que Anastasio et Lauro commencent à discuter avec des enfants français. Quoiqu’étant toujours séparés, au moins les choses vont en s’améliorant pour nos enfants. C’est ce que j’ai toujours dit : il faut donner du temps au temps afin que les choses mûrissent.
En parlant « d’el Fin », eh bien, il a reçu une lettre de sa femme, laquelle lui dit qu’elle est allée chez le docteur d’Alcañiz,
(ville à 3km d’Alcorisa)
ce qui nous interroge sur ce dit docteur. Comme nous pensons que c’est le même qu’ est allé voir mon père, « el Fin » est assez préoccupé. Elle dit aussi que là-bas règne la misère. Son fils qui a 10 ans, lui écrit qu’il travaille déjà afin d’aider sa mère et son petit frère. En Espagne, la situation est très sérieuse. Elle nous donne les bons souvenirs de « Josefina ». Celle-ci doit être « la Chula », quoique moi je n’arrive pas à savoir qui est cette « Josefina ». Je t’ai dit que c’était « la Chula » par déduction. Toutes les lettres reçues par les uns et par les autres, sont un mystère.
Cher fils Anastasio. J’ai reçu ta lettre. Je suis content que tu sois devenu un véritable étudiant. Continue à dessiner et à réviser le calcul, car ce sont des matières très intéressantes. Tu gonfles de joie mon cœur en me disant que tu manges beaucoup de bonnes choses ; parce que le jour où j’ai de la viande dans mon assiette, je me dis : « et mes enfants et mon épouse que mangent-ils ? ». Avec ce que tu me dis tu me tranquillises, et, je mange avec moins d’amertume la ration qu’on me donne.
Rien de plus. Mes meilleurs souvenirs pour vous tous, sans oublier les dames « Engracia et Teresa ». Benigna, je t’envoie des timbres-poste de 90 centimes frappés d’un F, ne colle donc pas donc un autre timbre puisque le F est la franchise. Le patron de Sebastian a répondu à la lettre que je lui avais envoyée en lui recommandant nos fils.
Marcelino Sanz Matéo
*/ Des paysans du secteur venaient au « Refugio » pour chercher de la main-d’œuvre. Ne pouvant nourrir convenablement ses quatre enfants restés avec elle au « Refugio », Benigna accepta de laisser partir Juana chez un paysan pour aider son épouse qui à la suite d’une chute s’était cassé le bras. Elle laissa partir Juana à condition qu’elle les quittera dès que la paysanne serait rétablie.