Soixante-dixième lettre de Marcelino, écrite de Novéant sur Moselle, dans le département de la Moselle, où il travaille à la 11ème CTE.
Novéant sur Moselle, 21 mai 1940
J’ai reçu votre lettre du 17. Je suis content de savoir que vous êtes en bonne santé, ce qui est le principal. Tout le reste passe et continuera à passer. Sur notre situation nous ne pouvons rien dire puisque, ici, nous n’avons rien vu de particulier, et nous ne savons ni ce qui se passe ni ce qui se trame. Notre ambiance est toujours la même et notre isolement plus sévère que jamais. Nous sommes à 6 km plus près de vous, élargissant un bout de route que nous terminerons bientôt, vu qu’il s’agit de quelques mètres. Par conséquent, nous pensons que nous ne resterons pas longtemps dans ce village.
Tu me demandes si nous avons un endroit où nous réfugier en cas de bombardement. Eh bien oui nous avons un refuge tout près d’où nous dormons. Jusqu’à maintenant nous n’en n’avons pas eu besoin.
En ce qui concerne la carte de travail, tout comme Sebastian tu dois la faire aussi vite que tu le pourras. Cela est indispensable pour Sebastian parce que, étant un homme, on peut l’arrêter sur la route pour lui demander ses papiers. Dans la dernière lettre que je lui ai écrite je lui conseille de ne pas oublier les démarches indispensables pour obtenir sa carte. Si par hasard il y a un contretemps parce qu’il se trouve dans un autre département, il est préférable qu’il revienne avec toi, car maintenant le travail ne lui manquera pas. Les patrons disent qu’ils aiment beaucoup nos fils, mais apparemment, ils ne font pas preuve de bonne volonté pour leur arranger les papiers. « Bien faire et laisser dire ».
Parfois, je crois que le gouvernement français nous a trompé et que les français sont en train de faire de même. Puisque je n’ai plus confiance en personne, hormis vous, je dis à ces Messieurs que je suis le père et que, comme tel, je ne veux pas qu’un jour il arrive que mon fils ainé ne puisse pas circuler, pas même pour venir à bout de la paperasse administrative nécessaire.
Etant absent, quelqu’un d’autre doit être la tête de la famille. Nous ne demanderons rien d’autre. Qu’on ne nous concède pas une aussi petite chose ne me parait pas bien. A quoi sert qu’on nous dise qu’on nous aime beaucoup si ce n’est que pour nous faire pleurer. Je me rappelle ce que me disaient mes parents : « Mes fils, tâchez de travailler pour votre compte, même en ramassant des papiers le long des rues, car même le meilleur des patrons mérite d’être pendu à la girouette de la plus haute tour ».
Benigna tu me dis que Juana est à nouveau en ta compagnie, ce qui me plait puisque c’est ce que tu désires également. Savoir que ses patrons lui payaient 40 francs est une honte., d’autant plus que la pauvre fille s’éreintait au travail. Dans ces conditions on peut avoir des domestiques et les aimer. Ce sont eux qui nous mettent dans des conditions qui nous empêchent de prendre un autre chemin. Ces choses-là ne se font que lorsque quelqu’un est obligé de les faire pour se sauver d’un désastre tragique. Mais tant qu’il y a des possibilités de vie et d’espérance pour tous, il est criminel de se comporter de cette façon. Il est évident que comme on dit habituellement, du peu ils ne nous donnent pas grand-chose et du beaucoup rien du tout. L’estime qu’ils disent avoir pour nous n’est qu’un prétexte pour mieux profiter de nous. Ils sont ce qu’ils sont et non ce qu’ils nous font croire qu’ils sont. On a raison de dire : « Le singe est toujours un singe, fût ‘il déguisé en prince ». Même en sachant que le monde est ainsi depuis toujours c’est-à-dire que tout ce qu’il y a de meilleur va aux riches, que les maigres maigrissent pendant que les gros grossissent, et que ceux qui travaillent doivent gagner suffisamment pour pouvoir manger, se vêtir et subvenir aux dépenses de leur famille. En ce comportant comme ils le font et l’ont toujours fait, je ne comprends pas que la bourgeoisie s’étonne qu’éclatent des révolutions.
Je dis la même chose pour Sebastian et Valero, lorsqu’ils termineront leur contrat, ça ne vaut pas la peine qu’ils soient si loin, d’autant plus qu’ils ne gagnent qu’une misère. Ils t’aideront davantage en les ayant près de toi.
Marcelino Sanz Mateo