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Dix-septième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine, dans les Basses Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.

La Condamine, 12 juin 1939

Je vous écris pour vous dire ce qui suit. Premièrement : dès que vous recevez cette lettre, répondez-moi en me donnant les pistes que vous avez concernant le possible rapatriement des réfugiés espagnols.
Ici ce ne sont que des rumeurs qui circulent, rapides comme la poudre. Vous qui avez plus de facilité pour vous informer, parlez-moi de cette affaire. Au cas où on ne vous aurait rien dit sur le sujet, donnez-moi votre opinion.
Deuxièmement : expliquez-moi en détail ce qu’est votre terrain pour, si cela nous intéresse, demander que l’on nous établisse dans ce département. De cette manière Sebastian continuera à l’atelier, et moi je travaillerai dans les champs, dès que j’aurai obtenu ma liberté par l’intermédiaire des amis que vous avez. Valero pourra aussi bientôt travailler, ce serait la meilleure solution.
Quel que soit le résultat, mon idée reste toujours la même : j’ai l’intention d’aller au Mexique, bien que je me méfie d’un tel voyage. Je crains que ma demande ne puisse englober ce que j’exige, c’est-à-dire pouvoir sortir tous ensembles de France pour aller en Amérique. Si on ne me donne pas l’assurance que nous serons tous réunis avant de monter dans le bateau, je refuserai toutes propositions parce que je ne veux pas, ni cela ne m’intéresse non plus et je ne pourrai pas partir seul. Voici le pourquoi de ma question.
Juan pense que la solution est d’aller chez sa famille à Givors, près de Lyon. Si nous restons en France, nous ne pourrons aller chez personne car nous sommes nombreux. Je te dis cela pour te prévenir que si Juan te le propose, tu lui répondes par la négative. Comme tu le sais, « le coq ne chante bien que dans son poulailler »
Je te joins la photo que je t’avais promise. Comme tu peux le constater, nous ne sommes pas bien sortis, car le photographe nous a placé au soleil, ce qui nous fait paraître blancs comme neige.

Marcelino Sanz Mateo

Blancs comme neige !

Vingt-troisième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine Chatelard, dans les Basses Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.

La Condamine Chatelard, 12 juillet 1939

Je vous écris cette lettre pour vous demander quel est le motif de votre retard à répondre à nos lettres, lesquelles, vous sont sûrement parvenues. Je ne doute pas que vous sachiez comment nous trouver. Ne tardez plus à nous écrire.
Nous avons passé ce dimanche à chasser les marmottes et à laver les dessous, tâche que nous faisons habituellement les dimanches, avant de nous occuper au reprisage que nous faisons parfois le soir.
Nous avons déjà une marmotte dans le marabout que nous avons mise dans une cage avec l’intention de la dresser. « El Fin » est le dompteur. Il lui donne des os à manger, du chocolat, des gâteaux et il la sort paître comme si c’était un petit agneau. Juan lui a fabriqué une cage pour l’amener avec nous, étant donné que l’on dit que bientôt nous serons transférés dans un autre camp, vu que nous sommes en train de finir ce travail.
Mon cher fils Sebastian, raconte-moi comment tu t’en sors avec le travail dans l’atelier.
Mon cher fils Valero. Confie-moi si tu penses au métier que tu veux apprendre, parce qu’il me semble que tu ne veux rien dire sur le sujet.

Marcelino Sanz Mateo

Seizième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine, dans les Basses Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.

La Condamine, 11 juin 1939


La raison de cette lettre est pour vous dire que sur la question du Mexique, nous avons radicalement changé notre point de vue. Nous sommes maintenant heureux d’y aller ; donc cette décision est la réponse que nous donnons à votre question. Maintenant vous le savez : nous sommes déterminés à partir le plus tôt possible. Si vous n’êtes pas en mesure de vous embarquer pour des raisons que nous ne connaissons pas, vous me le communiquez de façon à envisager toutes les orientations que ces dernières peuvent donner.
Aujourd’hui dimanche, nous avons congés. Gracia- c’est-à-dire « el Fin » et moi-même, nous allons faire une exploration au sommet de la montagne. Les autres ne veulent pas nous accompagner car les sommets sont couverts de neige. Jeudi dernier, nous avons pris une douche, changé et lavé les vêtements sales. Il n’y a pas de pénurie d’eau ici et c’est très bien. A Argelès, je ne savais pas comment laver ou réparer, mais depuis que je suis ici, j’ai été « une bonne ménagère ». J’ai des vêtements si propres et si bien raccommodés que je donne envie. Encore plus : je suis devenu un tailleur accompli.
Donc sur ce point, n’ayez pas de souci. En parlant de cela, je me souviens que je t’ai entendu dire : « ce n’est pas celle qui lave beaucoup qui est la plus propre, mais celle qui salit le moins », homme averti en vaut deux.
Dans une lettre, tu me dis qu’une française me trompera pour mieux pêcher. Eh bien, je n’aurai pas ce problème parce que nous ne voyons pas de femme ici. N’importe qui du camp, qui pense à l’amour, peut se dire que de la main à la bouche la soupe est perdue.
Pourquoi penses-tu que ce que nous faisons sont des fortifications ? Ce n’est pas vrai. Ce que nous faisons, est la chaussée d’une route. Je suis employé en tant que gréeur de pierre, en équipe avec Sulema et el Fin, plus un de Val de Torno.
Nous les Aragonais somment des spécialistes que les Français appellent les « maçons ». Juan joue le rôle d’interprète des carpinteros, qui s’appellent en français « charpentiers ».

Marcelino Sanz Mateo

Vingt-deuxième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine, dans les Basse Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.

La Condamine, 11 juillet 1939

Dans ta dernière lettre tu me dis que vous allez bien, ce dont nous sommes heureux, et aussi que vous n’avez pas reçu de nos nouvelles, ce qui est étrange parce que nous écrivons immédiatement après avoir reçu les vôtres. Nous le faisons ainsi parce que, précisément, le seul plaisir que nous avons est de recevoir des lettres. Je pense que pendant que je vous écris, vous aurez reçu ma lettre précédente.
Je dois te dire que nous nous sommes fait tirer le portrait, Juan et moi pour que vous puissiez nous voir. Je me suis dépeint avec le groupe de la pièce. J’ai acheté deux photos : l’une pour moi et l’autre pour vous permettre de découvrir les travailleurs de notre section. De plus, nous voulons nous photographier tous sous la tente de campagne, la baraque tente, afin que nous ayons un souvenir s’ils nous séparent.
Malheureusement, je pense qu’il nous reste que peu de jours où nous continuerons ensemble, puisque « les Sesé et Ignacio ou plutôt le Valenciano » ont les avals pour revenir en Espagne. Entre-temps, nous avons reçu du Gouvernement français une circulaire stipulant que chacun d’entre nous doit demander où il veut aller, soit en Espagne, soit dans une autre nation. Vous me direz par retour de courrier s’ils vous ont dit quelque chose de nouveau pour être d’accord sur ce que nous pensons. Je suis toujours dans le même état d’esprit : aller au Mexique, parce que pour l’Espagne, je vois très mal la chose pour les républicains. Je te le répète : dis-moi rapidement si, comme je le crois, vous avez reçu la circulaire demandant une telle alternative. Dans l’affirmative, envoyez-moi votre réaction.
Le 14 courant, nous aurons une fête en l’honneur de la République Française, mais on ne nous a pas dit si nous participerions aux festivités. Ici, nous avons un temps très bon et très sain. Nous n’avons ni mouches, ni puces, ni punaises, ni poux et aucune autre classe de bestioles amies de la misère. Nous vivons propres et mangeons bien. Comme je voudrais que tu puisses dire la même chose ! Dites-moi exactement quel est votre état actuel.
Je suis satisfait de savoir que notre fils Sebastian est retourné à l’atelier parce que ses Maîtres l’apprécient beaucoup, malgré le peu qu’il a travaillé à la forge. Prends soin de lui et dis-moi quel est exactement son mal. Je veux aussi savoir ce que fait Valero.
Comment passe-t-il le temps ? Il a 13 ans et, à son âge, il doit savoir quelle est son but dans la vie. Combien je serai enchanté s’il pouvait suivre son grand frère ! Mais il peut choisir une autre voie, puisqu’il à l’âge pour penser son propre avenir, ou avoir foi en quelque chose.

Marcelino Sanz Mateo.

Quinzième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine, dans les Basses Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.

La Condamine, 8 juin 1939

Avant toute chose, je souhaite que, lorsque tu recevras cette lettre, tu seras rétablie de ta maladie, puisque la seule chose qui me préoccupe est votre santé, la tienne en particulier. J’ai écrit hier et si j’écrit encore aujourd’hui, c’est pour avoir reçu vos lettres en date des 5 et 17 mai. Comme tu le vois, elles sont arrivées très tard.
En ce qui concerne ce que tu me dis au sujet de la pension en francs, tu me diras qui paie. Je suis désolé que tu n’aies pas de savon à laver ou d’espadrilles pour les enfants. Je suis désolé quand je sais à quel point tu aimes laver et avoir tout en ordre. Pour que ces choses soient arrangées, la patience est nécessaire, rendant la nécessité, vertu. Prends ces désagréments avec sérénité afin que, le jour où nous les quitterons, pour profiter du temps qui nous reste à vivre en tant que gens de ville. Dans les champs, on transpire beaucoup.
Revenons au sujet du Mexique. Je ne pense pas que ce sont juste des rumeurs. La vérité a un autre son.
Ill est bien dit : « du dit au fait il y a beaucoup de chemin ».
A propos des Catalans, que nous soucie ce qu’ils chantent ? Nous nous soucions d’abord du nôtre. Pour ce qui est d’aller au front, qu’y aille celui qui veut se suicider. Pour nous le problème qui se pose est de savoir combien nous serons séparés en France. Tu ne dois plus dire qu’il n’y a pas de remède. Maintenant, est ce que nous sommes. Je pense aussi beaucoup à mes parents. Si ceux de Valencia ne répondent pas à ta lettre, comme ils n’ont pas encore répondu aux nôtres que nous avons envoyés à la « Escolastica », nous écrirons encore. Toi, tu attends, tu me dis que les garçons m’écriront la prochaine fois. Je serais reconnaissant pour leurs lettres.
Cher fils Sebastian. Même si c’est avec beaucoup de retard (pour l’avoir reçue aujourd’hui seulement), je réponds à ta lettre du 5 mai. Je suis très reconnaissant de savoir que tu es très courageux dans ta tâche, que tu donnes des leçons à tes frères et que du as soin d’apprendre le français, savoir que tu as la volonté d’étudier est pour moi la plus grande des joies. Apprenez tant que vous le pouvez, le savoir ne pèse pas. Quand je serai avec vous, je vous donnerai des leçons qui vous serviront. Je suis très content de toi, mais je vais te faire une remarque : la lettre que tu m’écris contient pas mal de fautes. Ne cours pas et tout ira bien pour toi.
Tu me dis que tu veux travailler ici, avec nous tous. Ne sois pas si pressé que le jour viendra où nous travaillerons ensemble et je vous donnerai tout ce que je peux pour votre bien. C’est clair comme la lumière du jour.
Pour terminer, je vous conseille de ne pas apprendre à jouer aux cartes. Avec elles on apprend à voler et à tuer. Ses figures le disent très clairement.

Bâtons : frapper
Coupes : boire
Epées : tuer
Or : voler

Marcelino Sanz Matéo

Cartes espagnoles : bâtons, coupes, épées, or.

Extrait d’une lettre de Juan, le gendre de Marcelino et époux de Maria sa fille, écrite de La Condamine le 7 juin 1939 à sa sortie de prison où il a été incarcéré après son évasion du 13 mai 1939.

La Condamine Chatelard, 7 juin 1939

…Depuis hier après-midi, je me trouve à nouveau en compagnie de notre père et autres compagnons…
Ne t’effraie pas, mon amour, en lisant ce qui suit. Sincèrement, je ne te cache rien. Hier, à cette heure-ci, j’étais dans la prison de la caserne. Le motif de mon emprisonnement de vingt jours est le suivant : comme tu sais, notre père et moi et beaucoup d’autres compagnons, nous nous sommes enrôlés volontairement le 10 avril dans la compagnie, la 11
ème de travailleurs, sous le commandement militaire, parce qu’ils nous promirent de nous réunir avec notre famille.
Découvrant où ils nous ont amené en nous trompant, et apprenant que je ne peux pas te faire venir, et qu’ils me payent si peu qu’il m’est impossible de t’aider, j’ai pris la décision de déserter.
Le samedi 13 mai, à huit heures et demie de l’après-midi, je me suis enfui d’ici à pied en passant par la montagne, avec en poche seulement l’argent économisé pour m’acheter de quoi manger. J’ai marché cinq jours et cinq nuits, sans pour ainsi dire m’arrêter, direction l’adresse de mes oncles pour, aller chez eux, tâcher de te faire venir et de partir les deux en hameau rural.
Malheureusement la chance ne m’a pas accompagné. Le 17, à sept heures du matin, alors que je traversais un village près d’où vivent mes oncles, un gendarme me vit et m’arrêta. Ils m’emportèrent à la prison de la caserne du village, situé à 8 kilomètres du campement…
Hier à trois heures de l’après-midi, un gendarme est venu me sortir de prison… En entrant dans le mess des gendarmes, le commandant se leva de table, me salua et me serra la main. Il pardonna mon acte puisque j’avais déserté afin de pouvoir t’étreindre dans mes bras, et, par la suite, il me nomma chef des interprètes.
Les gendarmes m’informèrent que le gouvernement français a créé les compagnies de travailleurs espagnols (CTE) afin de nous sélectionner. Les autorités veulent connaitre nos aptitudes, et savoir qui est « bon » et qui est « mauvais ». Aux bons on leur donne un document grâce auquel ils pourront vivre et travailler en France. Ils me disent que sûrement en Août on nous donnera quelques jours de permission pour pouvoir aller voir la famille ; qu’en ce moment ce n’était pas chose facile…
Nous verrons après si ce qu’ils disent est vrai…
C’est durant les vingt jours passés en prison que j’ai le mieux mangé et été le mieux soigné depuis que je suis en France…

Quatorzième lettre de Marcelino écrite de la Condamine, dans les Basses Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.

La Condamine, 7 juin 1939

J’ai eu une grande joie en lisant votre lettre du 13 courant. Comment ne pas être heureux de savoir que vous êtes tous en bonne santé et que vous avez assez à manger et de quoi vous habiller, ce qui vous fait dire que je n’ai pas à avoir autant de peine pour vous.
J’apprécie vraiment ces familles espagnoles qui vous aident énormément *. Grâce à elles, vous pouvez continuer à vivre un peu mieux. Vous avez la preuve que vous ne deviez pas perdre espoir, car lorsque vous fermez une porte, une autre s’ouvre. Nous devons tout supporter avec sérénité et à tout prix jusqu’au jour où notre mauvaise situation se terminera.
Par contre, il m’a déplu de savoir que Sebastian, malgré sa volonté, n’a pas la force de continuer à travailler. Cette nouvelle ne me satisfait pas, car il travaille en étant malade, il peut en payer les conséquences. Ceci en particulier me fait douter de votre situation comme vous me la peignez. C’est pourquoi tu me diras franchement quelle est votre situation, ne me dis pas ce qui n’est pas, car je serai fâché si tu me fais avaler n’importe quoi.
En parlant du Mexique et de Cuba, je regarde cela avec un certain recul. Au lieu de s’arranger, la situation internationale devient de plus en plus tendue. Je vois très mal la question du passage des frontières pour des expéditions dans n’importe quel pays. Il vaut mieux attendre un peu. Pour l’argent, c’est très difficile puisque nous n’avons pas de francs. De plus, celui qui propose ces arrangements est un personnage qui n’inspire pas confiance. Avant de vous lancer dans une aventure, vous devez être sûrs de pouvoir le faire. Au début, vous devez avoir l’argent pour le voyage, ce que je ne comprends pas très bien. Tu sais aussi que : « ne demande, ni ne prends jamais, ce que pris, ne pourra jamais revenir dans ta main ». Nous attendrons le développement de la situation internationale, faisant face au mauvais temps, bonne figure. Je pense que nous pouvons le faire d’une autre façon plus tard.
Tu me diras si tu as reçu la lettre dans laquelle je t’ai dit qu’ils m’ont écrit d’Espagne. Je t’ai envoyé la note sur ce qu’ils disent et tu ne dis rien. Lorsque tu la recevras dis-moi ce que tu penses du contenu.
Aujourd’hui nous allons prendre une douche. Ils nous ont vaccinés il y a huit jours. Juan et moi-même avons eu droit à deux injections. Nous sommes protégés contre certaines maladies. Je dois aussi vous dire qu’hier, jeudi, nous avons été payés. Ils m’ont donné 27 francs. C’est très peu, mais ils me permettront de t’écrire sans que vous ayez besoin de m’envoyer des timbres. Quand j’en aurai besoin, je te le demanderai.
En ce qui concerne les familles qui, selon ce que vous me dites, vous aident énormément, dis-moi par retour si, à ton avis, il est nécessaire que je les remercie personnellement pour leurs faveurs. Bien entendu, me trouvant dans une si mauvaise situation, tout ce que je peux faire c’est de les remercier sans compter et que je suis obligé de les payer en retour, quand je le pourrai, de tout ce qu’ils font pour vous. Ce sera mon obligation et mon plaisir. Pour l’instant parle-leur de moi, en leur assurant que je ferai mon devoir. Toi, prends en considération le conseil de ton mari, quand le jour arrivera, prouve ton respect à tous, qu’ils soient espagnols ou français. Même si tu vis plus de pires moments que tu ne le dis, n’oublie pas de considérer ce que je répète : si nous étions en Espagne, ils nous auraient séparés pour toujours. Alors patience. Etudions notre situation présente. Nous devons reconsidérer exactement ce que notre évasion d’Espagne représente. Nous recevons des lettres très sérieuses, elles suffisent à nous conforter dans nos choix.
Mon cher fils Sebastian. J’ai reçu ta lettre et sa lecture m’a procuré beaucoup de joie parce que je vois que tu as réussi à entrer dans l’atelier pour travailler comme mécanicien**. Ce fût toujours mon souhait et se sera ton avenir. Quand tu seras plus mature, grâce à ton travail, tu auras les moyens de vivre mieux. Essaye de le faire comme ton père te le conseille dans ses lettres. Je suis désolé que tu ne sois pas assez fort pour travailler. Si tu as la possibilité de le faire, confesse ta faiblesse fugace au propriétaire de l’entreprise, au directeur de l’atelier ou à celui qui est ton patron, qui te délivrera pour l’instant des travaux de grande force. Tous savent ce qui s’est passé dans le village et ce que t’a coûté ta maladie. Dis-moi le nom du propriétaire de l’atelier pour que je puisse le remercier. Salue-le de ma part.

Marcelino Sanz Mateo

*/Emigrés espagnols des années 20 et naturalisés français.

**/Le propriétaire de l’atelier de mécanique agricole situé près de l’hôtel de la poste où les réfugiés étaient hébergés, embaucha Sebastian pour de petits travaux à la forge.

Village de Mézin dans le Lot et Garonne.
Ecole de Mézin en 1942, y a-t-il les filles de Marcelino ?

Treizième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine dans les Basses Alpes, où il travaille à la 11ème CTE.

La Condamine, 6 juin 1939

Dans votre lettre du 2, j’ai pu constater que vous êtes tous bien, sauf toi, qui d’après ce que tu me racontes, n’es pas en très bonne santé. Cette nouvelle m’a beaucoup contrarié, mais elle ne m’a pas effrayé car je connais ton caractère et ton tempérament. Il faut prendre soin de toi, car la santé c’est le bien que nous devons apprécier le plus. Dans ma dernière lettre (que vous avez dû, je suppose recevoir), je te dis que si tu tombes malade ce serait un grand malheur pour moi et une énorme déconvenue pour nos enfants. C’est pour cette raison que je te demande pour la seconde fois, d’avoir plus de capacité de faire face aux circonstances, aussi pénibles soient-elles. Je pense que ta faiblesse est due à ton manque de confiance et à ton désespoir. Pour ne pas tomber dans la dépression tu dois, comme on le dit, tirer parti de ta faiblesse. De plus, je n’admets plus que tu déshonoré la France parce que c’est nous qui avons, dès le début, voulu passer la frontière. On peut critiquer, même contre sa volonté, mais actuellement, il ne faut pas parler comme tu le fais.
Nous avons tout perdu, tout sauf l’honneur. C’est pourquoi, s’il te plait, gardes tes opinions jusqu’à ce que nous puissions parler sans risque ni préjudices.
Ce qui m’attriste également c’est de savoir que vous manquez de nourriture, c’est-à-dire ce qui est indispensable pour vivre. Sur ce sujet, le courage et la patience ont leurs limites.
Raconte-moi si le travail de Sebastian pourrait, sans trop tarder, alléger votre souffrance et si vous aurez, toi et les plus grands, la possibilité de travailler aussi, pour vous rassasier ne serait-ce qu’un peu. Je ne vois pas ce que vous pouvez faire pour améliorer votre vie. Nous, nous vivons de faveurs. Sans salaire nous ne pouvons pas espérer grand-chose. Le jour où j’aurai de l’argent je te l’enverrai pour que nos enfants puissent manger.
Aujourd’hui je souffre de ne pas pouvoir remplir mon devoir de père.
Concernant notre gendre Juan, il est complètement rétabli. Vous pouvez constater que sa main peut de nouveau vous écrire. Ce ne fût qu’une légère blessure. Pendant qu’il était soigné, on l’occupait à faire de petits travaux. Hier mardi, il est revenu au camp*. Nous sommes de nouveau réunis. Comme précédemment, nous sommes tous les deux en bonne santé. Je souhaite qu’il en soit de même pour vous et que tu sois complètement rétablie quand tu liras ma lettre, et que tu y répondras.
Tu m’accuses de vous donner peu d’explications et qu’il semble même que je vous oublie. Je suis très contrarié. Ces mots me blessent. La plus grande peine que je puisse avoir, c’est de ne pas recevoir de vos nouvelles. Je ne comprends ce que tu veux dire par « explications ». Le plus important est que nous puissions communiquer entre nous, bien que ce soit avec peu de mots. Je ne suis pas retombé en enfance, je suis resté le même. Vous écrire et lire vos lettres est notre seul plaisir parce qu’ici il n’est pas question de fraterniser en dehors du camp. On ne voit ni ville, ni village, pas même des maisons. Il n’y a que des montagnes.
Heureusement, dès que les travaux seront finis nous auront le bonheur de nous retrouver. Il ne faut pas perdre patience jusqu’à que les choses changent. Le temps arrange tout. Ce serait pire si nous étions en Espagne, où le fascisme continue ses persécutions. Dis-moi où et quel est le travail de Sebastian.
Sans rien d’autre à vous dire. Gardez courage, je vous embrasse.

Marcelino Sanz Mateo.

*/Ce que Marcelino a « oublié » de dire à son épouse et à ses enfants, c’est que son gendre Juan, c’est évadé le 13 mai, après quelques jours de cavale il a été repris et vient de passer 20 jours en prison avant de rejoindre son camp. Une lettre explicative de Juan va suivre le 7 juin 1939.

Marcelino avec le chapeau et Juan accroupis.

Douzième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine dans les Basses Alpes, ou il travaille à la 11ème CTE.

La Condamine, 4 juin 1939

Mon cher fils Anastasio.

Mon cher fils Anastasio.
Comme promis je t’envoie ces dessins. Je veux que tu te rappelles plus tard que j’ai pensé à toi et que je suis attentif sur le déroulement de ton éducation. C’est une peine que par manque d’éducation tu ne puisses sortir plus de tes aptitudes naturelles, mais ne perd pas espoir, car le jour où cela sera possible, nous ferons tout ce qui est possible pour que tu ailles à l’école. Pour le moment demande aux plus grands qui t’entourent de te donner des leçons de dessin. Le savoir ne prends pas de place et te servira toujours quand tu seras majeur. Aujourd’hui tu n’as pas de connaissance suffisante pour le comprendre, mais un jour tu te souviendras de ce conseil.
Ces dessins en plus d’être des dessins sont des leçons de mécaniques. Avec ces moulins à vent on peut mettre en mouvement des norias, des dynamos et diverses machines d’atelier. Comme tu peux le voir dès que j’ai un moment de liberté je le passe en inventant et dessinant ces machines. Je te les envoie pour que tu saches les goûts qu’a ton père et, qui sait. Peut-être as-tu les mêmes.
Le principal c’est que tu ais du talent et de la volonté. Je continue à te féliciter car véritablement ton dessin m’a beaucoup plus.
Chère épouse. A propos des photos, et bien sincèrement nous sommes sortis mal, vraiment mal, quoiqu’il en soit je te les enverrai car tu me les réclames. A propos de ta demande à savoir si je pourrais sortir d’ici, et quelques-uns sont sortis de ce camp, réclamés par des français connus*.
Moi comme je ne connais personne, je ne te l’ai pas dit. Je continue à croire ce qu’ils m’ont dit et promis. Je vis avec espérance sans me laisser aller.
Sans plus. Amitiés du « Fin » et des compagnons. De ma part salue toutes les personnes, mes affectueuses à toi et à nos enfants. Dis à ceux qui sont à tes cotés que je pense beaucoup à eux et toi reçois une embrassade de ton époux.
Donne un baiser de ma part à Lauro et Alicia.

Marcelino Sanz Mateo

Le dessin des moulins à vent envoyé par Marcelino à son fils Anastasio.

*/Juan fut réclamé par des oncles (émigrés dans les années 1920 et français naturalisés), vivant en région Lyonnaise, mais malgré les promesses, il ne lui fut jamais accordé de quitter la 11ème compagnie (11ème CTE).

Onzième lettre de Marcelino, écrite de la Condamine dans le Basses Alpes, le 4 juin 1939, où il travaille à la 11ème CTE.

La Condamine, 4 juin 1939

Avant tout je veux vous exprimer ma satisfaction et ma joie en constatant que la communication entre nous est redevenue normale. Depuis que nous avons changé de camp, mon unique chagrin était de n’avoir aucune nouvelle de vous.
Maintenant je vais vous raconter notre situation. Personnellement, je suis très content d’avoir changé de camp, parce que à Argelès sur mer, j’étais très mal. Nous étions si nombreux* dans un espace si réduit que nous vivions amoncelés, nous dormions à même le sol comme des chiens maltraités, angoissés par la misère impitoyable. Là-bas les seuls qui n’avaient pas faim étaient les mouches, les moustiques et les poux. Ici c’est un autre monde : l’air est pur, la nourriture s’est beaucoup améliorée, nous sommes propres et nous avons eu des vêtements neufs. Nous pouvons appeler cela vivre.
En plus nous pouvons continuer à parler du village étant donné qu’il y a également les deux « Sulema, el Fin et le fils d’Antonio el Valenciano, celui de Tejedora ». Ce dernier reçoit des lettres de son père, ce qui nous permet d’avoir des nouvelles d’Espagne.
Selon ce que nous avons pu apprendre, bien que pas très clairement, le cousin de « Juaquim el Valenciano » est mort. Il est vrai que les morts ouvrent les yeux aux vivants. Sa mort nous sert de leçon parce que ce jeune homme n’était pas, et ne sera pas aussi responsable pour mériter un tel châtiment. De terribles rumeurs arrivent d’Espagne jusqu’ici. La situation de notre pays est très mauvaise sous divers aspects**.
Mais revenons à notre camp. Ici nous sommes bien logés, nous dormons comme des loirs et bien au chaud parce que on nous a donné un petit matelas et une bonne couverture.
En plus des sous-vêtements (chemise, caleçons et chaussettes) on nous a donné une veste et des pantalons, de ceux qui sont si larges que je n’arriverais jamais à user même si j’arrivait jusqu’à l’âge de mon père. Ainsi emmitouflé, je ne crains pas le froid nocturne.
Sur le problème du Mexique, essayez de bien vous informer. Bien que l’on dise « extrême c’est croire en tous et erreur c’est croire en personne », dans le cas présent vous ne devez pas croire ce que l’on vous raconte avant de le vérifier.
Vous ne devez pas non plus parler à tort et à travers parce que nous savons que celui qui possède une bouche se trompe. Je sais tellement peu de choses que je ne sais rien, parce que pour ces choses nous devons connaitre les tenants et les aboutissants. De toute manière, il faut continuer à demander des renseignements. Moi aussi j’essaierai d’en avoir de mon côté. L’information n’est jamais de trop.
Dans le cas où l’affaire nous intéresserait, avant tout nous examinerons attentivement les propositions et les conditions. Un exemple ; si je dois m’en aller seul devant et vous appeler une fois que je serai installé, le plan ne m’intéresse pas pour le moment. Nous attendrons un temps pour en sortir et voir comment les choses vont évoluer. Nous ne sommes pas pressés parce que j’espère et je crois, que très prochainement il y aura un changement de politique en Espagne. Par conséquent, il faut rester attentif à l’évolution des événements.
N’allons pas plus vite que la musique. Montons marche après marche si nous ne voulons pas qu’en montant précipitamment plus grande soit la chute.
Les compagnons « Sulema » ont demandé et reçu un certificat de Madame Luisa de Valdenuez y de Monsen Domingo, qui se sont portés garants de leur conduite. Maintenant ils doivent attendre les démarches qui sont en cours au consulat. S’ils arrivent à retourner en Espagne, ils nous promettent qu’ils nous raconteront ce qui se passe dans le village. En attendant, nous attendrons la suite des événements pour être certains si nous devons ou non nous adapter à eux. Tu sais que je l’ai toujours dit : bien que nous ne sachions pas où nous conduit cette vague, nous ne devons pas perdre espoir. Nous devons prendre patience et avoir confiance. *
Vois comme j’ai raison ! Aujourd’hui, les choses sont comme je l’ai toujours dit. Il n’y a pas de bien ou de mal qui dure cent ans. Si je pouvais obtenir de toi pas plus de la moitié de la conformité que je possède, je pense que tu te sentirais heureuse. Je reconnais l’évidence de notre situation. C’est ma façon de me battre afin de vivre toujours avec espoir, refusant les peines. Quoi qu’il arrive, je me tiens ferme pour surmonter les difficultés que la vie souvent nous envoie. Je ne me débarrasse jamais de la patience parce que je sais que les maux se produisent sans qu’on les demande. Avec tout cela, je veux juste te dire d’être forte. Gardes toujours à l’esprit que tu es responsable de nos enfants et il serait triste si des bêtises venaient te troubler et te faisaient perdre la santé. Donc, un peu de joie ! Si tu y réfléchis, le fait de pouvoir cacher tes enfants sous tes jupes en cas de danger, et de communiquer avec moi, c’est avoir de la chance, car beaucoup sont les gens qui ne le peuvent pas. Et rien de plus. Bientôt viendra le jour où nous nous reverrons, entourés de nos enfants et nous serons heureux comme nous l’avons toujours été. Le bonheur n’est pas dans le capital que nous avons, ou que nous avons perdu, mais en acceptant simplement notre situation actuelle. Si nous ne perdons pas cette capacité qui nous a toujours sauvé de nos vicissitudes passées, je crois que nous allons continuer notre chemin heureux.
Maintenant je t’écris, Sebastian. Puisque tu es l’ainé, je te charge de relire attentivement cette lettre pour que tu puisses, avec le temps, transmettre à tes frères le sens de tout ce que je viens de dire à ta mère. Je te dis cela au cas ou si un jour tu serais obligé de me représenter. Aujourd’hui tes frères sont trop jeunes pour comprendre ce que j’écris ; cela te revient, toi qui es un homme, d’expliquer mes paroles. Pour terminer je te prie de me dire comment se passe ta vie et qu’elle est actuellement ta préoccupation majeure. J’insiste car tu as l’âge où tu dois penser à quelque chose de concret.
Valéro, je veux aussi que tu me racontes quelque chose sur tes plaisirs. Dis-moi en quoi je peux te conseiller pour que tu puisses en tirer profit, et faisant plaisir du même coup à ton père.
Juana, parle-moi de tes travaux. Je sais que je peux avoir confiance en toi car tu es attentive à ce que te demande à ta mère et à tes frères.
Anastasio, tu me diras qu’elles sont tes distractions et si tu n’oublies d’étudier un peu.
Lauro et Alicia, racontez-moi à quoi vous jouez et écrivez-moi les mots de français que vous connaissez.
A toi Maria, je peux te dire peu de choses car chaque jour Juan me met au courant de ta vie. Comme fille ainée et mariée, je ne peux te dire rien de plus, que tu suives comme tu le fais actuellement, respectant ta mère et tes frères, en les aidant du mieux que tu peux.

Bon. Salutations à tous et des baisers de votre père et époux.

Marcelino Sanz Mateo

Anastasio, j’ai oublié de te dire que ton cadeau m’a surpris et m’a beaucoup plu. Félicitations pour ton bon travail. Cette nuit je vais t’écrire une lettre pour t’envoyer mon cadeau. Il s’agit aussi de dessins, mais de machines de mon invention. Je t’en fais cadeau pour que tu t’appliques plus.

*/A Argelès maximum 43 000 réfugiés.

**/Après avoir gagné la guerre, les franquistes continuèrent, et bien longtemps après le conflit, une répression sanglante qui vit la mort et l’emprisonnement de milliers de personnes.